Que dire qui n'ait été évoqué dans les autres critiques déjà référencées sur le site (la construction similaire à celle de Citizen Kane, l'adaptation très libre de la vie de Rita Hayworth, le conte doux-amer, la réinterprétation de Cendrillon) ?
Me frappe surtout, dans cette Cenicienta obscure que filme Mankiewitz, ce corps vide, en retrait, absent, presque indifférent n'obtenant sa liberté qu'au cours d'une scène de danse irréelle. Ce corps adoré mais privé d'amour, où seuls les pieds, nus, sont libres : le reste n'est qu'un spectacle, une sculpture offerte aux désirs, une coquille dont on n'atteint jamais le centre.
Et à travers les trois grands ensembles du film, ces trois récits où les hommes qui ont adoré Maria tentent d'embrasser sa vie, c'est toujours cette impression d'un corps célébré mais d'une âme absente qui domine. On peut bien applaudir une prestation invisible, dès la première scène ; ne faire apparaître que les pieds nus de la belle, en guise d'introduction ; la faire parader sur tapis rouge ; la fêter au cours d'une réception ; la sculpter, elle, la dernière des comtesses parfaites. On ne projette jamais, sur cette Maria d'Amata qui porte si mal son pseudonyme, qu'un désir dépourvu d'amour : ne lui reste plus qu'à guinder son corps pour faire muraille à ces intrusions scruteuses, qu'à évader son regard vers un univers de conte parfait où elle peut bercer ses fantasmes.
La composition d'Ava Gardner est en cela remarquable : son visage peut paraître inexpressif, impassible, mais son regard fourmille d'indicibles, de rêves déchus qui n'osent se formuler. Ses sourires de façade dissimulent bien son envie de devenir un personnage pour lequel on tisserait un destin de contes de fée (une des répliques qu'elle adresse à son confident, interprété par le minéral Humphrey Bogart dont la voix rocailleuse ne cesse de fasciner, va d'ailleurs en ce sens : le trouvant soucieux, elle lui demande si, face à elle, il se sent confronté à l'un de ses personnages quand il ne le maîtrise pas). On lui dérobe sans cesse son corps, mais son âme est elle aussi grignotée, malgré ses revendications de liberté, par Hollywood.
Car sous la silhouette mince, drapée dans des robes somptueuses et délicates, se cache une âme froissée par les promesses du celluloïd : quoiqu'elle ait tenté, tour à tour, d'incarner la "new face" d'Hollywood et ait goûté, sans conviction, à ce que l'on vend comme un conte de fée moderne ; quoiqu'elle ait embrassé un conte de fée réel, avec prince charmant en costume pur, tout de noblesse désuète, le rêve n'en finit jamais de s'écrouler. Et Maria peut bien, après l'amère déception de sa nuit de noces, tenter de rabibocher les filins scénaristiques, de créer le deus ex machina qui la sauvera du désespoir, elle n'est jamais, à nouveau, que la victime de ces "cheap romance" que dénonce vigoureusement Bogart, la colombe sacrificielle qui périra sous les coups de ses propres illusions.
Satire de l'univers hollywoodien autant que des songes préfabriqués par lesquels il nous dévore l'âme, La comtesse aux pieds nus finit sur une dernière touche amère : l'enterrement de l'héroïne, après une phase traditionnellement pluvieuse, retrouve son ensoleillement et il est déjà temps, pour ceux qui y ont assisté, de refermer cette parenthèse tragique pour s'en retourner filmer de nouvelles scènes, de nouveaux contes.
Alors certes, il y a bien quelques longueurs à ce récit, on aurait pu trouver autre chose que le recours systématique à la voix off pour introduire les flash-backs... Mais l'émotion prime et cette histoire de princesse parée d'illusions hante durablement et donne envie, que cela soit pieds nus ou par quelques modestes réflexions, de lutter contre les chimères qui savent aussi bien exalter que détruire les âmes tendres.