Charlie Chaplin réalise La Comtesse de Hong Kong quand Alfred Hitchcock tourne Le Rideau Déchiré ou Howard Hawks Ligne Rouge 7000. Beaucoup de commentateurs lui font alors grief d’œuvrer, comme ses cadets, dans un contexte désuet qui recourt aux mêmes transparences vieillotes, aux mêmes rigides décors de studio. Le film suscite au mieux une indifférence polie. Et pourtant. L’auteur du Dictateur giflant Hitler par-dessus l’océan quand son gouvernement tergiversait encore, l’auteur de Monsieur Verdoux fustigeant la société bourgeoise qui le persécutait, l’auteur du Roi à New York se vengeant cruellement d’une nation qui l’avait dépouillé, cet auteur-là n’est pas mort. En racontant l’histoire d’un pacifiste las et d’une patricienne en fuite qui s’unissent à l’occasion d’une croisière, il ose aller jusqu’au bout de son attitude cyniquement parasitaire. Renonçant à attaquer le capitalisme par des discours, il l’agresse sous le biais de la richesse. L’argent aime Chaplin mais Chaplin ne le lui rend pas, du moins conteste-t-il son règne, son ordre et sa logique. Parce qu’il l’utilise pour produire ses nouveaux films et les distribuer, il en fait une arme de dissuasion, comme il acceptera en 1972 l’Oscar des mains de ceux-là mêmes qui, vingt ans auparavant, l’avaient chassé. Hollywood capitule parce que l’artiste est demeuré indépendant, à l’écart des modes. Frappe ainsi le mépris qu’il manifeste pour tout ancrage dans quelque domaine que ce soit. Hong Kong ? Guère plus que deux ou trois plans d’ouverture. Le paquebot ? On n’en verra rien, à l’exception d’une salle de bal et d’une rangée de transats sur ce qui doit être le pont. L’appartenance de Natasha Alexandroff à la communauté des Russes blancs émigrés rappelle que le XXème siècle a connu bien des formes d’exil, et que l’expérience d’un certain roi Shahdov découvrant les délices du monde étatsunien pourrait être celle de la jeune comtesse. À Paris, les aristocrates déchus gagnaient leur vie en conduisant des taxis ; à Hong Kong, leurs filles deviennent taxi-girls. Le cinéaste ne retient que le flou attaché à la condition d’expatrié, comme le flou du voyage. La situation de diplomate richissime (le pétrole) d’Ogden Mears permet d’évacuer toute contingence trop matérielle.


L’argent donc, comme fardeau et comme fatalité. Mears le milliardaire ne semble accablé que par le poids de son compte en banque : c’est que l’argent ressemble à une maladie, il s’attrape, et même ceux qui n’en ont pas en sont atteints, témoins les dames qui réclament des pensions alimentaires (on sait qu’elles furent nombreuses à en exiger de Chaplin). Le réalisateur n’en entreprend pas moins une heure et demie de good, clean fun, en vieux pro se donnant le plaisir d’un dernier tour de planches. Or il n’abandonne pas ses préoccupations d’antan : fuyant la révolution, Natasha en vient à jouer les passagères clandestines, comme jadis Charlot paria, forçant les portes de l’Amérique dorée. Tandis que l’ambassadeur américain répète sans qu’on l’écoute le même speech sur la vérité, cette Russe en provenance d’un monde disparu réapprend à zéro les aléas d’une société nouvelle qu’elle veut pénétrer par effraction. La conclusion rapprochera inévitablement les deux protagonistes, en terrain neutre. Si Ogden, une fois remarié, conserve son poste, nul doute qu’on l’affectera dans quelque pays lointain, la Suisse peut-être ? Voilà donc une comédie de mœurs sociales où les nantis plaisantent sur la classe laborieuse et où l’héroïne, dépouillée peu à peu de ses attributs d’emprunt, robe du soir, joyaux, sari improvisé, se retrouve en paréo sur une plage honolulienne. Au fond, dans l’univers artificiel de ce fastueux navire, Chaplin dépeint la victoire non pas de l’amour mièvrement romantique mais de la nature. Pour cela il renoue avec l’ambiance des années trente, celle des films de Gloria Swanson ou Clara Bow, où les marins disent "Thank youse" et où la comtesse affamée compare son breakfast à un "jardin d’argent". L’un des charmes de La Comtesse de Hong Kong réside dans ces raffinements naïfs qui relèvent d’un âge d’or révolu du cinéma et montrent un vieil homme retiré dans ses montagnes du Valais, évoquant Edna Purviance ou Paulette Goddard, ses sauvageonnes d’autrefois.


"Les choses vont se gâter" : le conseil donné par Chaplin, en steward dont l’estomac ne résiste pas à la fureur des flots, relève autant de la mise en scène que de la compétence nautique. Autour de ce gag et de quelques autres se manifeste une sûreté de touche qui installe le film dans un "deuxième classicisme" du septième art. Juste un cadrage pour exemple : quand Ogden vient chercher Natasha dans la salle de bal, il y pénètre par une embrasure identique (proportion et choix d’angle) à celle qui ouvrait au matelot l’entrée du dancing lors du prologue. Le réalisateur aurait facilement pu retirer les quelques plans de mer calme ou agitée pour se concentrer sur l’intérieur du transatlantique. Il n’y a jamais vraiment eu chez lui un paysage qui compte (sauf peut-être le lac dans Monsieur Verdoux). Il est son sommet entre plusieurs cloisons, avec quatre ou cinq acteurs au maximum. Ici le postulat lui convient à ravir : une femme se cache dans la cabine d’un homme public. On peut être certain qu’il en épuisera toutes les procédures et utilisera chaque élément du décor, d’une manière que d’aucuns ont trouvé peu nouvelle mais qui (de Lubitsch au lit et à la baignoire de La Panthère Rose) doivent tout aux bandes de Charlot. Il amuse et divertit avec des bruits de chasse d’eau, avec un chapeau dans lequel Natasha pense vomir, avec de rots d’Ogden cuvant un verre d’Alka-Selzer, avec une jupe, un chemisier et un soutien-gorge felliniens, plus monstrueux qu’ait pu imaginer le malade Baudelaire lorsqu’il rêvait d’inaccessibles géantes. Cette taille démesurée souligne la prédisposition du sous-vêtement à devenir objet de crainte (l’élégante épouse n’est pas à la hauteur devant la virtuosité de la postulante à l’émigration), de convoitise (chassé-croisé des hommes que les formes féminines ne laissent pas indifférents) ou piège singulier où le film se prend lui-même. Les deux bonnets sont à l’image de deux lieux privilégiés : la chambre à coucher d’Ogden et le salon attenant. Toute la dynamique consiste à transiter de l’un à l’autre, à vider ou remplir ces deux fascinants réservoirs, à enrouler ou dérouler les deux drôles de bobines. D’où l’importance accordée aux diverses portes qui ne débouchent sur aucun autre espace visible.


En résulte un comique de passages plus que de situation, celle-ci (toujours la même) consistant à ne pas mettre tout le monde en présence dans un seul endroit. Le dessin du cœur croisé s’impose : ce qui est bretelle se transforme en armature élastique. La (vraie ou fausse) Russe se libère en jouant les brunes hawaïennes ; le mari, échaudé par une conjointe calculatrice, vainc son indifférence et tombe amoureux d’une intrigante à l’œil et au pied de biche. Les collaborateurs du puissant magnat auront eu la flexibilité requise pour que les deux aires de cet aimable cirque continue à tourner selon une comédie érotique des plus humaines. À remarquer encore les variations assez acrobatiques sur le mal de mer chez trois individus qui en sont tour à tour saisis, et leurs réactions très opposées autour d’un cigare nauséabond. La scène fait penser à celle désopilante du Dictateur, où six personnages recrachent subrepticement la pièce de monnaie cachée dans un cake et censée tirer au sort le futur assassin. Elle ménage des surprises, des translations, des élans, des coups de frein où le comique s’embraye et se reprend. Dans un sarcastique commentaire napoléonien, Chaplin coiffe Marlon Brando d’un chapka, lui fait prendre des poses viriles d’homme d’État, suggère l’animalité sous le smoking du civilisé. Quant à Sophia Loren, elle réunit toutes les qualités gamines qu’il réclamait à certaines de ses partenaires, jointes à la rondeur de gestes et à la drôlerie expressive qui furent les siennes. Il s’attarde à la filmer de dos, à poteler son derrière, à la vêtir d’un pyjama trop large où elle rue et pantalonne. Par instants elle marche comme Chilly-Willy, à d’autres elle remue le nez comme sous le chatouillis d’une invisible moustache chaplinienne. Sans que jamais ses déguisements n’enlèvent rien de sa grâce et de sa féminité hautement affirmées. Elle est proprement irrésistible.


Par ailleurs, la vis comica de Chaplin se porte naturellement sur les personnages les plus grotesques : Margaret Rutherford, vautrée égrotante sur des coussins au milieu d’un capharnaüm de roses, de chocolats, de poupées et de thermomètres, ressemble à un veau lunaire pris de boisson. Elle personnifie une vieillesse qui se refuse à reconnaître son état et se réfugie dans l’enfance jusqu’à s’amuser de rubans et d’ours en peluche. Mais c’est peut-être Patrick Cargill qui détient les meilleurs moments. C’est à lui que le cinéaste réserve l’inénarrable séquence de la nuit de noces (blanches) où le mari de paille, pudique, raide, gentlemanlike, se couche et se recouche sans regarder sa légitime, sinon clandestinement, et entame une partie de pancrace avec les draps. L’acteur a le regard vitreux d’un amnésique ou d’un zombie, que la silhouette Bond Street et les manières exquises dotent d’un quotient cosmopolite d’imbécillité. Seul un Anglais comme Chaplin pouvait à ce point caser tel arriéré de lutte des classes dans un rôle aussi ténu de Sganarelle. C’est le flegme de Cargill qui confère à la scène du mariage, dépourvue de gags apparents, sa nuance de simulacre, affolante pour les témoins ; c’est son soupir de commande qui, au lit, lui donne l’air obscène qu’il est censé combattre en cette délicate circonstance. De même que l’artiste adapte son comique aux courbes voluptueuses de Sophia, il fait de Marlon le strasbergien son Adolphe Menjou. Une musique de barcarolle traverse cette œuvre de "déporté" philosophe, épris d’une certaine douceur passée, d’un monde non complexe où les pulsions essentielles n’ont pas lieu de changer. Ceux qui cherchaient l’auteur dans ce film ne l’ont sans doute jamais trouvé dans les précédents. Ils ont lieu de s’en plaindre. Mais il est tout aussi légitime de voir en cet ultime tour de piste un vibrant éloge du geste burlesque, dont la beauté aura contribué à rendre la folie du siècle un peu moins insoutenable, et de saluer avec ce dernier long-métrage l’éternel Charlie Chaplin, patriarche respecté et homme aimé, père de tout le cinéma et fils de lui-même.

Thaddeus
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Charles Chaplin - Commentaires

Créée

le 1 déc. 2024

Critique lue 11 fois

Thaddeus

Écrit par

Critique lue 11 fois

D'autres avis sur La Comtesse de Hong-Kong

La Comtesse de Hong-Kong
SanFelice
7

A ré-évaluer

Charlie Chaplin dirige Marlon Brando. L'un des réalisateurs les plus connus au monde (à défaut d'être un des meilleurs) fait jouer le plus génial acteur américain. Rien que cet argument justifie de...

le 1 sept. 2012

15 j'aime

1

La Comtesse de Hong-Kong
abscondita
7

Dernier film de Chaplin

Peu après avoir publié ses mémoires, Chaplin se lance dans la réalisation de A Countess from Hong Kong dont il avait écrit le scénario dès les années 30 en pensant à Paulette Godard. Ce sont deux...

le 9 juin 2023

8 j'aime

3

La Comtesse de Hong-Kong
CamilleBouderli
7

Critique de La Comtesse de Hong-Kong par Camille Bouderlique

Aux apparences de film raté (faux-raccords incessants et dialogues inutiles) le dernier film Chaplin, qui ne s'est donc jamais habitué au cinéma parlant, dégage quelque chose de l'ordre du palpable...

le 1 avr. 2013

6 j'aime

Du même critique

Chinatown
Thaddeus
10

Les anges du péché

L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des...

le 18 sept. 2022

66 j'aime

2

À nos amours
Thaddeus
10

Un cœur à l’envers

Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De...

le 2 juil. 2012

56 j'aime

4

Le Rayon vert
Thaddeus
10

Summertime

"Ah ! que le temps vienne, Où les cœurs s’éprennent." C'est sur ces vers de Rimbaud que s'ouvre le cinquième volet des Comédies et Proverbes d'Éric Rohmer, le plus beau, sensible et accompli, dont...

le 5 mars 2023

52 j'aime

11