Tour de force cinématographique pour l’époque, La Corde constitue – par ses multiples plans-séquences qui, cadencés par des fondus au noir sur le vêtement des acteurs, jalonnent le récit et donnent aux interprètes l’occasion d’accomplir des performances de haut vol – le gratin du cinéma américain de la fin des années 1940’. Ces longues prises susmentionnées permettent un développement ininterrompu de certains des protagonistes qui apparaissent alors plus vrais que nature au cœur d’un décor très théâtral. L’on compte parmi eux Rupert Cadell (James Stewart), un fringant, raffiné et non moins charismatique professeur à la logique ingénieuse qui s’essaye à l’exercice de l’enquête. Le dressage de table de dernière minute décidé par les hôtes (qui furent autrefois ses étudiants) que sont Brandon (John Dall) et Phillip (Farley Granger) lui semble une initiative énigmatique qui va piquer sa curiosité et mener à sa tentative d’investigation.
Cette dernière permet à Hitchcock de filmer successivement des dialogues qui captivent les spectateurs que nous sommes et mettent sur la table (ou sur le coffre c’est selon) le débat (tantôt stérile, quelquefois houleux mais souvent fascinant) du droit de vie et de mort fondé sur l'origine sociale. Dès lors, c’est l’idée d’une inégalité anthropologique qui s’installe et légitimerait l’existence d’un tel pouvoir pour les uns ; d’une telle épée de Damoclès pour les autres. L’idée qu’une certaine élite puisse bénéficier d’un permis de tuer qu’elle serait en droit de faire valoir vis-à-vis de ceux qu’elle jugerait parasitaires pour la société est une diablerie géniale tant sa nature arbitraire la rend implacable. Hitchcock, loin d’être le père de cette trouvaille, en fait déjà suffisamment en l’employant pour proposer une œuvre riche d’enseignements philosophiques qu’il distille au gré d’une mise en scène soignée et déjà si familière.
Pour autant, le long-métrage n’est pas exempt de tout reproche. À coup sûr, peut lui être imputée une vraisemblance scénaristique douteuse au moment du dénouement, lorsque le personnage de James Stewart semble effaré à l’idée que ses théories nietzschéennes sur le droit de vie et de mort (fonction d’une qualité intrinsèquement hétérogène entre les hommes) puissent être détournées et mises en pratique par certains de ses étudiants les plus zélés. À cela s’ajoute un Farley Granger méprisable tant on est frappé de véhémence à l’aune de sa performance horripilante dans la peau d’un jeune bourgeois propre sur lui mais qui ne trouve pas le courage de ses ambitions et paraît ridiculement insipide à côté de son sinistre compère (superbement interprété par John Dall) qui, lui, exhibe dangereusement (pour ne pas dire naïvement) sa manœuvre macabre avec une perversité diabolique, à tel point qu’on en vient à développer à son égard un intérêt coupable.
En somme, La Corde est un métrage brillant par nombre d’aspects, imparfait par quelques critiques tatillonnes qu’il rend possibles mais c’est avant tout un film qui rappelle toute l’élégance du cinéma d’Alfred Hitchcock et, en cela, il mérite bien qu'on lui accorde une heure et vingt petites minutes de notre temps.