La stratégie de la cravate, c'est celle mise en oeuvre par le F.N., devenu R.N., pour passer du statut de parti protestataire à celui de parti de gouvernement. Ejection des membres au passé embarrassant ou aux propos outranciers, conduite impeccable à l'Assemblée Nationale (contrastant avec le "bordel" que met sans cesse LFI), nettoyage du programme. Bien sûr, le refoulé ne manque pas de resurgir dès qu'on gratte un peu, par exemple aux dernières législatives. Malgré tout, la stratégie est gagnante : si le R.N. a dû perdre des électeurs déçus par le caractère trop mesuré du discours officiel, il a réussi à percer le fameux plafond de verre qui lui fermait jusque-là les portes du pouvoir.
C'est cette stratégie qu'on voit se décliner localement avec le jeune Bastien Régnier : posé, poli, bien habillé, il réfute le qualificatif d'extrême-droite et explique à quiconque entrerait dans son local en criant "dehors les Arabes" qu'il n'a pas frappé à la bonne porte.
Etienne Chaillou et Mathias Théry ont résolument tourné le dos à une Nième enquête démontrant le péril R.N. Ils ont voulu comprendre ce qui pouvait amener un jeune à épouser cette cause. Ils ont choisi Bastien Régnier, un jeune picard qui s'est rapidement imposé dans le staff du candidat Eric Richermoz. Est-ce un documentaire ? Si oui, d'un genre très particulier : les deux cinéastes ont posé un texte rédigé par eux sur les images qu'ils avaient tournées. Une voix off dit ce texte - de grande qualité - alors que défilent les scènes qu'ils ont captées, parfois avec le son, parfois sans. La démarche était déjà originale, mais le duo est allé encore plus loin : il soumet à l'intéressé ce texte en l'invitant à réagir. Régnier corrige çà et là quelques faits, conteste certains mots, mais dans l'ensemble il valide le texte.
Le portrait dressé par Chaillou et Théry m'a semblé très respectueux, presque jamais en surplomb. Presque car il y a une exception : à un moment, ils lui lancent en substance "tu es féru d'histoire, tu dois savoir qu'on ne peut pas faire abstraction du passé d'un mouvement ?" et l'on a l'impression qu'ils donnent une leçon à un petit garçon. Le reste du temps, ils ne jugent pas, essaient seulement de comprendre. "Alors... est-ce que je suis un connard ? ," lance le militant aux deux cinéastes vers la fin du film. Une question qu’il se pose à lui-même, mais plus encore au duo sur son positionnement : "est-ce que, comme les élites parisiennes, vous nous prenez pour des bas du front ? Ou est-ce que vous dépassez ça ?" Leur film laisse à penser qu'ils dépassent ça.
L'engagement de Régnier nous est narré. Il ne vient pas de nulle part : son échec scolaire et l'ostracisation qui en résulte le poussent un jour à planifier une tuerie, comme dans le film de Gus Van Sant. Comme, aussi, peut-être, dans les combats aux lasers qu'il pratique avec passion au point d'avoir créé une fédération consacrée à ce jeu... Il est arrêté à temps mais se verra condamné à être placé en famille d'accueil. Et qui côtoie-t-il dans cette famille ? D'autres garçons placés, plus âgés, de la mouvance skinhead. Par peur, il les suit, premier doigt dans l'engrenage. Mais le garçon est intelligent : il perçoit rapidement les limites de ces groupes qui n'ont pour colonne vertébrale que la castagne. Marine Le Pen est une révélation : elle sait mettre les mots sur ce qu'il ressent. C'est ce qui le pousse à franchir le seuil de la permanence du jeune ambitieux Richermoz. Comme Bastien est audacieux, il s'impose rapidement : on le voit tutoyer le n°2 du mouvement, Florian Philippot, qu'il vient de rencontrer, et même lui donner des conseils pour une vidéo qu'il passera ensuite ses nuits à monter.
Pourtant son ascension va se voir vite bridée. Plusieurs raisons à cela. D'abord son passé sulfureux, trop dangereux dans le cadre de la stratégie de dédiabolisation du parti. Ensuite, le parachutage d'autres candidats par le staff national, qui lui volent ce qu'il estime son dû. Régnier va vite se rendre compte que les ambitions personnelles priment, comme ailleurs, sur les convictions. Il va en concevoir une certaine amertume. Les candidats veulent surtout un bon poste "à 5 000 € par mois" et des avantages. Pas vraiment sa tasse de thé.
Car le jeune homme est droit et sincère dans son engagement, contrairement à son chef, dont on a l'impression qu'il a surtout voulu appliquer ses connaissances en marketing à un parti politique, quel qu'il soit. Une anecdote le montre : Régnier explique que, lors d'un déplacement à Paris, ils n'ont pas payé le métro, ce qui l'a choqué car il est quelqu'un de réglo. "Eric, lui, il s'en bat les c..." précise-t-il en rigolant. Il agit de même avec les femmes, privilégiant les conquêtes à une relation stable alors que Bastien cherchera à renouer avec sa compagne qui l'a abandonné à cause de son engagement politique.
Tout cela nous rend le jeune homme plutôt sympathique. Pour autant, le côté obscur de la force ne nous est pas caché. Des propos xénophobes lui échappent, il raconte s'être bastonné avec deux Noirs, quelques blagues racistes fusent. Quand il est gêné, il se gratte le nez, tic qu'on retrouvera chez Richermoz ! Ah, la communication non verbale... Bastien veut simplement rendre à son pays sa grandeur perdue et il est convaincu que le parti de "Marine" est la bonne recette. A cela s'ajoute le rejet violent des élites méprisantes qui tiennent actuellement le pouvoir, les considérant comme des salauds ou des idiots. Régnier n’est ni l’un ni l’autre. "Franchement, j'ai l'impression que je suis plutôt quelqu'un de bien" lâche-t-il en substance. Et on le croit. Il est simplement endoctriné, convaincu que tout le mal vient de l'immigration. Cette parole a su trouver un terreau favorable, comme dans tous les mécanismes de conversion, religieuse ou politique.
De façon plus convenue, La Cravate montre aussi le fonctionnement d'un parti :
- La fameuse enveloppe parlementaire qui permet de recruter des gens pour faire campagne, contre la promesse de fonds une fois élu (un truc tout de même très limite, cette enveloppe non contrôlée non ?) : ici environ 5 000 € promis à Laser Quest, la structure de Régnier.
- La prudence avec laquelle on suit une jeune recrue avant de la laisser agir en autonomie.
- Prudence qu'on retrouve dans le verrouillage de la communication : cf. la scène très drôle ou une journaliste demande à interviewer un "simple militant", suscitant une gêne palpable et une certaine panique de la part de Richermoz qui craint un dérapage.
- Le noyautage discret d'une manifestation, celle de Whirlpool, le jour où Marine Le Pen se rend sur place : l'un des militants est contraint de retourner son tee shirt I Love Marine. L'étiquette le trahit !
- Le soin apporté à l'apparence, qui doit être impeccable mais aussi variée. Or Bastien n'a qu'un costard. Heureusement que son boss est là pour lui prêter des cravates ! Même importance de l'apparence avec l'anecdote de Richermoz qui, pour les législatives, a choisi une femme blonde comme Marine Le Pen ! Idée tout droit sortie d'un cours de marketing...
- L'élimination impitoyable de celui qui n'a pas réussi à faire gagner son camp : ici Phlippot, qui ira fonder son parti de son côté, rejoint par Richermoz et donc Bastien.
Mais ces éléments sont plutôt connexes : le coeur du propos est bien le jeune homme qui se livre, véritable singularité de ce film réalisé de façon assez classique. Notons, à son crédit, qu’il n’abuse pas des plans de drone, procédé en passe de devenir un tic de langage du cinéma contemporain.
Bastien Régnier s'interroge : que va-t-il advenir de tout ça ? Bien sûr, il craint que le film ne le grille. On saluera d'autant plus son courage à donner son feu vert sur tout, même l'épisode de la tuerie avortée. Et pour le R.N., quelles conséquences ? Le film répond à cette question. Alors que sa première vidéo suscite moult commentaires haineux ou moqueurs, son chef le rassure : good ou bad buzz, l'important c'est qu'on parle de nous. Pas sûr, cela dit, que cette Cravate, malgré sa modération, ramène beaucoup d'électeurs au parti. Il aura peut-être permis, en revanche, au spectateur de mieux comprendre les motivations de ces gens. Sans le mépris qui alimente la machine à vocations.
7,5