Peu après sa parution, la réalisatrice québécoise Anaïs Barbeau-Lavalette dévore en une nuit le roman de Geneviève Pettersen, « La Déesse des mouches à feu » (2014). Dès le lendemain, elle contacte son producteur afin d’en obtenir les droits d’adaptation. Sur un scénario établi par Catherine Léger, il résulte de ce coup de foudre un film lumineux, sombre, drôle, tragique. « Intense », diraient les Québécois, qui semblent affectionner ce qualificatif.
On découvre « Kat », Catherine (Kelly Depeault), l’été de ses seize ans, affrontant de plein fouet les crises et la séparation de ses parents (Caroline Néron et Normand D’Amour), ainsi que sa propre entrée dans l’adolescence, orchestrée par la lecture de « Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… » (1978) de Kai Hermann et Horst Rieck. Le ton est donné, l’adolescente est lancée… Pour intégrer la bande d’amis de Pascal (on retrouve avec plaisir Antoine Desrochers, qui tenait déjà le rôle du « beau », en 2019, dans le film d‘une compatriote, Anne Émond, « Jeune Juliette »), qui la fascine, elle se laisse happer, comme ingénument, par le cercle infernal des drogues. Entre rivalités féroces (Mélanie Johnson) et amitiés dangereuses (Éléonore Loiselle), le flux la conduira vers un autre jeune homme, plus complexe et attachant, « Kev », Kévin, interprété avec sensibilité par Robin L’Houmeau.
Portée par l’image, puissamment esthétique, de Jonathan Decoste, et par la conception visuelle d’André-Line Beauparlant, Anaïs Barbeau-Lavalette recueille la beauté du monde, illustrant une sensorialité aiguisée par les psychotropes. Un subtil travail sur le son, capté par Martyne Morin et réélaboré par Sylvain Bellemare, traduit la distorsion des perceptions, créant par instants des décalages féconds. L’univers aquatique, présent dès les premières images, accompagne en filigrane cette dérive à la fois radicale et constamment amortie, baignant ce naufrage potentiel d’une trompeuse douceur et offrant sa métaphore aux états psychiques les plus extrêmes.
La musique, souvent intradiégétique et très judicieusement choisie, fait revivre le climat des années 90, son insouciance de fond mais aussi la mise en danger à laquelle elle pouvait porter, par la recherche d’un dépassement des limites, avec, à l’arrière-plan, un sentiment, pouvant devenir exaspérant, d’invulnérabilité. Mais elle atteint son point culminant dans le grand écart des deux derniers morceaux : le splendide motet de Vivaldi « Filiae maestae Jerusalem » (RV 638), interprété par Philippe Jarousski, et la magnifique réinterprétation de « Voyage, voyage », en forme de revisitation complète, par la chanteuse autrichienne Soap&Skin. Deux pièces qui contribuent à inscrire profondément l’impression durable laissée par ce film et son final éminemment bouleversant. Déjouant toutes les attentes et évitant les écueils de la prévisibilité, Anaïs Barbeau-Lavalette rappelle avec force la folle beauté de l’adolescence et sa grisante intensité, aussi extatique qu’explosive.