Quelques cinéastes d’Amérique latine ont développé, durant une période, un genre bien spécifique et assez inattendu, qu’on a coutume d’appeler le gothique tropical. L’expression paraît un peu oxymorique, les ambiances lugubres du gothique s’accordant mal dans notre imaginaire à la moiteur de certains paysages exotiques, et il n’y a guère, dans notre hémisphère, que Jess Franco pour avoir fait quelques tentatives dans cette direction. Et de fait, avec Mayolo, nous sommes loin des atmosphères froides et crépusculaires du mythe de Dracula. Pas de château transylvanien ici mais une hacienda colombienne plantée au milieu d’un grand domaine où passe une rivière dans laquelle les personnages vont se baigner, déambulant parfois en toge romaine et s’empiffrant de fruits frais. Le décor est posé.
Les premières minutes du film nous présentent un jeune couple que tout, des coiffures aux vêtements, nous invite à situer dans les années 1980. La jeune fille, prénommée Angela, dont le père s’est suicidé par balle et qui veut devenir actrice, tourne dans un spot publicitaire dans la campagne. Mais le récit est à peine amorcé que nous sommes transportés ailleurs, dans la grande maison d’un propriétaire terrien, Don Graci, qui l’a héritée de ses parents, liés aux jésuites. Dans cette bâtisse pittoresque vivent, autour du vieux maître de maison moustachu et bedonnant, Camillo, un pilote dépressif et alcoolique dont l’avion s’est un jour écrasé dans le jardin et qui n’est jamais reparti depuis ; un moine jésuite en robe de bure ; Machiche, une femme plantureuse qui s’occupe à la fois de la cuisine et du délassement érotique des mâles de la maisonnée ; Cristobal, un esclave noir qui travaille comme homme à tout faire ; et un gardien acariâtre et armé qui surveille le domaine. Nous allons suivre le quotidien de ces personnages pendant toute la première partie du film, entre travaux d’intendance, repas, séances de massage, bains dans la rivière et accouplements divers. En dehors des deux ouvriers, tout le monde semble en vacances perpétuelles et la vie paraît se dérouler hors du temps. De fait, il n’est plus du tout certain que nous soyons dans les années 1980, les marqueurs chronologiques sont moins précis et nous pourrions tout à fait nous trouver bien plus tôt dans le siècle.
Alors que nous l’avions presque oubliée, nous retrouvons Angela qui, suite à une dispute avec l’équipe de tournage insatisfaite de sa prestation, saute sur son vélo et s’enfuit. Son petit ami enfourche aussitôt sa vespa pour partir à sa recherche, mais en vain. La jeune fille parvient au bout d’un certain temps devant la porte du domaine de Don Graci, au-dessus de laquelle figure l’avertissement suivant : « Si vous entrez dans cette maison, n’y restez pas. Si vous restez dans cette maison, ne revenez pas en arrière. Si vous passez devant cette maison, ne la regardez pas. Si vous habitez dans cette maison, ne priez pas. » Elle passe outre l’avertissement et va à la rencontre des habitants, leur demandant l’autorisation de prendre une douche. Don Graci tient alors à lui offrir le couvert et le gîte pour la nuit, la journée étant trop avancée pour reprendre la route. Or, ce n’est pas une nuit mais plusieurs qu’Angela va passer dans la maison, ne manifestant dès le lendemain aucune intention de repartir et nul ne songeant d’ailleurs à le lui demander.
Cette idée d’un lieu dont on ne peut s’échapper non pas à cause de contraintes physiques mais par un défaut de volonté fait bien sûr penser au chef-d’œuvre de Luis Buñuel, L’Ange exterminateur, qui racontait l’histoire d’une soirée mondaine qui n’en finissait pas, aucun des invités n’étant capable de prendre congé et de rentrer chez lui. Mais si le film de Buñuel reposait tout entier sur cette idée, celui de Mayolo n’en fait qu’un élément parmi d’autres, une toile de fond pour son récit. Tous les personnages, prisonniers sans se l’avouer, trompent leur ennui comme ils le peuvent. Don Graci, qui rappelle à ses amis que « seuls les morts ne rêvent pas », aime jouer à l’empereur romain, se lavant avec du lait et composant des poèmes énigmatiques sur les murs des différentes pièces de la maison ; il hante les lieux dans d’élégants costumes blancs et tente de transformer les repas en séances de jeux, passant d’un échange de devinettes à une partie de cache-cache. Camillo boit et se lamente. Machiche passe désespérément d’un homme à l’autre, ne semblant exister que dans le don de l’amour physique qu’elle distribue généreusement (dans ses rêves, elle se voit comme une infirmière sollicitée par de nombreux malades). Le moine étudie et, espionnant parfois les ébats des autres, s’adonne à des séances solitaires de sadomasochisme avec du fil de fer barbelé. Le gardien passe ses nerfs sur Cristobal, qu’il déteste et avec qui il se bat parfois. Et quant à Cristobal, justement, bien qu’il soit le plus exploité de tous, il est celui qui semble le plus heureux ; il chante en permanence et a le privilège, on ne sait pas tellement pourquoi, d’être le seul à pouvoir ponctuellement quitter le domaine pour aller faire les courses au marché.
L’arrivée d’Angela, d’abord sujet de réjouissance pour tous (toute nouveauté dans cette vie répétitive étant bonne à prendre), trouble la relative cohésion des habitants de la maison. Machiche n’est plus la seule femme de la communauté et elle l’accepte mal, d’autant que la nouvelle arrivante, qui semble avoir perdu tout souvenir de son petit ami comme du monde extérieur en général, n’est pas elle non plus avare de ses charmes, déclenchant la jalousie de son ainée. Quelques étreintes lesbiennes (avec un serpent comme troisième partenaire…) ne suffiront pas à les réconcilier et la jeune fille, ne pouvant partir et n’y songeant même pas, finira par se pendre dans la grange. Le même jour, Camillo, désespéré, assassine Machiche à coups de revolver. « Quand l’araignée meurt, la toile se désintègre » commente tristement Don Graci. Il affranchit Cristobal qui, recouvrant son statut d’homme libre, quitte le domaine en chantant. Les hommes restants, chargés de leurs valises, quittent eux aussi les lieux, comme s’il avait fallu que l’élément féminin de la maisonnée ait disparu pour que tous les autres soient libérés de la malédiction. Le dernier plan nous montre le petit ami d’Angela, toujours à sa recherche, arrivant sur sa vespa à la porte du domaine et passant sans se retourner devant l’avertissement…