La Dernière fois que j'ai vu Macao par Loryniel
D'abord, il ne faut pas mentir : le film est raté si on le prend pour un exercice de montage poétique à la manière de Chris Marker, ou une énième variation durassienne du retour au paradis perdu. Il serait décevant d'en attendre également l'autoportrait d'un cinéaste mélancolique, dont le retour au pays natal serait l'occasion de sentir ce qui s'est évanoui entre le passé de ces images enregistrées là-bas, dans des lieux liés à son enfance, et commentées ici au présent.
Rodrigues et Mata contournent l'écueil de ces artifices du cinéma moderne, et par la même occasion d'une mélancolie extrêmement stylisée, par un travestissement du cinéma de genre - pas une caricature, mais leur redéfinition, une greffe organique, dont on sait Rodrigues très attaché à cette idée.
Une intrigue de film noir aux atours fantastiques tient lieu de fil rouge narratif, mais sur un versant volontiers grotesque, fauché, étrangement prosaïque. Ce travestissement, parsemé de réflexions de brutes de films noirs ("et pas un seul qui parle portugais..." qu'on jugerait sorti de la bouche d'un soldat de Fuller) débouche sur une mise en abyme qui me semble assez inédite.
En faisant abstraction du lieu filmé et des séquences autres que celles "fabriquées", on peut peut-être penser au ludisme et à l'humour avec lequel Lynch dispersait ces codes noirs (des conversations téléphoniques sans visage, une femme qu'on enlève, un talon aiguille qui reste au bord de la route...). Mais la comparaison s'envole vite dès lors qu'est mis à l'épreuve leur désir de fiction avec le sentiment de réel qui envahit toutes les autres images.
La question fondamentale que pose ces images est peut-être davantage proche des fictions de Jia ZhangKe que de celles d'India Song ou Empty Quarter. Le film n'est pas un exercice de style sérieux. Il ne s'agit pas tant de pouvoir répondre à un défi stylistique ("comment faire tenir en même temps un film noir et un documentaire sur une ville à partir d'images de voyages et de quelques codes du genre ?"), mais de dire sur un mode étrange, qui n'a pas peur d'être bancal, combien le réel, ce réel enregistré dans cet espace-temps, avec ces images qui ressemblent tant à des images de documentaire, n'est pas capable d'annuler le fantasme de la fiction de cinéma. Combien l'imaginaire couvre sans cesse le réel, combien il fait peau sur lui, combien cette peau n'étouffe pas sa signification (le seul "voile" documentaire du film est passionnant), mais l'enrichit en lui conférant une nouvelle capacité d'émerveillement ou de terreur - les deux sont souvent un peu mêlés chez Rodrigues, comme chez Lynch. Voilà sans doute la greffe magnifique qu'a trouvé ce film un peu maladroit, un peu redondant, un peu trop hétérogène.
Une séquence éblouissante capture, sans doute sur la façade d'un bar érotique, la vidéo d'une sirène aux seins nus jouant avec un poisson-lion. A la manière d'une Ariel pour fantasme masculin, la créature, si parfaite et aux seins si ronds qu'ils ont été probablement refaits, tourne sur son fond d'écran bleu en riant autour de son ami poisson. Le jeu sibyllin engagé entre elle et lui implique de s'approcher de lui, mais sans le toucher. Dix secondes plus tard, le doigt de la sirène entre évidemment en contact avec l'animal, et elle de disparaître par un artifice de montage vieux comme le cinéma, vieux comme la prestidigitation. Hollywood et ses images fantasmatiques se faufilent dans tous les recoins de cette ville sans soleil, aux nuages de poussière et aux néons livides. Et pourtant, la fiction y pousse de partout, dans chaque régime d'images.
Les traces survivantes de la civilisation portugaise, constatées avec une fausse amertume comme devenues de simples faire-valoir exotiques et touristiques, cultivent, de l'autre côté de l'écran, parmi les touristes chinois, une autre forme fantasme. On pourrait voir en ce spectacle la métaphore ironique d'un Hollywood inversé : le dragon chinois danse, parade et pose en photo devant les vestiges de l'occident, qu'on pourrait facilement assimiler à Hollywood. Un autre paradigme, d'autres fantasmes.
L'affiche, dans laquelle se tient lascivement une femme glamour qu'on devine transsexuelle rejoint par une panthère, propose la magnifique synthèse du film. Stars d'Hollywood venus tourner en Mer de Chine dans les années 50 ou travestis des salons de Macao en 2013, ils sont les sorciers d'un même imaginaire. Il suffit de savoir les observer et de leur donner vie par le montage. C'est avec une grande joie que j'ai retrouvé dans une salle de cinéma, en 2013, deux cinéastes capable de nous donner une telle confiance, à la fois en leur images et en la capacité des spectateurs à faire travailler leur propre imaginaire.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.