La deuxième nuit est un film déroutant, troisième volet d'une trilogie imprévue, commençant par Lettre d'un cinéaste à sa fille, suivi des Films Rêvés, auxquels s'ajoute désormais cette curieuse ligne droite. On suit ici un récit, un événement : la mort de la mère du cinéaste. Le propos est clair, la sensation d'aventure (ou de recherche) moins intense, l'émotion plus immédiate. L'amateur des films de Pauwels est troublé : habitué aux structures étoilées, vibrionnantes, il se heurte, ici, à une frontalité. Mais cette ligne que trace le cinéaste est bien sûr ponctuée par autant de récits vrais ou faux, littéraires, documentés ou rêvés, dont il a le secret, et surtout le talent. Pauwels est un grand conteur. Ses contes, ici, au lieu de tourbillonner, ponctuent. La forme du film est une virgule, une succession de virgules qui disent la lente agonie, la terrible séparation, le refus d'en finir tout à fait. Mille et une nuits pour ne pas laisser la mort gagner l'image.
Pauwels conclue son film en clamant haut et fort sa passion pour la vérité. Cela ne l'empêche pas d'ouvrir son film sur un mensonge : sa mère aurait été trouvée par son grand-père dans une caisse de bananes, toute noire, et on l'aurait frottée pour qu'elle devienne blanche. C'est que l'amour de la vérité rejoint celui du mensonge, le mensonge qui nous constitue comme mythe et qui est, en fait, notre vérité. Ainsi s'agit-il d'une passion extensive, qui va jusqu'au trouble, qui surmonte, embrasse toute contradiction. Car l'amour de la vérité signifie aussi aimer déceler ce qui dans le faux sonne vrai. La fiction, loin d'être un empêchement, permet de rejoindre, d'atteindre, de toucher du doigt une vérité insaisissable. Un moment au coeur du film est une clef pour comprendre l'oeuvre de Pauwels : sa mère est assise sur une chaise, elle pleure, et son fils est incapable de la consoler, ne trouvant pas les mots. Cela, Pauwels le dit ; ce qu'il filme, c'est la chaise. Vide, elle dit déjà l'absence, la mort. Mais ce qui est mort n'est pas la mère, ce qui est absent n'est pas la personne aimée, c'est la parole, qui a manqué et manque encore, manquera toujours. La littéralité du dispositif cinématographique (ce qui est dit est filmé ; si Pauwels conte une histoire où il pleut, il filmera la pluie) n'est pas une redondance, car la chose filmée et la chose dite ne sont jamais la même chose, peinant à se rejoindre tout à fait. Et tout le cinéma (de Pauwels et peut-être plus) tient dans cet écart, dans ce pas tout à fait fulgurant, ce geste qui semble ajouter mais en vérité retranche, pour que le spectateur voie la chose nue, la chose absente, le fantôme rôder. Le manque, en somme.
Le premier de tous les mensonges est la solitude de l'être. Le film l'évoque : la deuxième nuit est la première nuit que l'enfant doit passer sans sa mère. Il a passé la première avec elle, contre elle ; il passera la seconde seul. Du rite au mythe : passer la nuit seul est un mensonge auquel l'enfant ne peut croire, il pleure, il crie, il appelle ; certaines mères cèdent, d'autres pas. Aussi l'enfant jouera-t-il le jeu de la solitude mais n'en sera pas dupe pour autant : la vérité est qu'il ne sera jamais seul ; il se souvient trop bien de corps où il a vécu. Il lui faut désormais apprendre à aimer le mensonge du monde : ne plus pleurer, rire de la solitude puisqu'elle n'est qu'un canular. Et pour aimer ce mensonge, il y a les histoires. Les histoires jouent le jeu de la solitude tout en la rompant, car on finit tôt ou tard par les partager. Nous partageons, tous, cette deuxième nuit. Nous sommes tous seuls, aussi ne le sommes-nous jamais vraiment.
C'est ainsi que La Deuxième nuit, à partir de son postulat grégaire (filmer chez soi, des gens qu'on connaît), devient mobile, nomade, hollywoodien, romanesque, musical, bavard et muet tout à la fois. Autant de parades pour contrer l'ultime mensonge : celui de la mort de la mère, ou deuxième "deuxième nuit", deuxième épreuve de séparation. Cette fois-ci, la mère ne dormira plus dans la pièce mitoyenne. Et pourtant la solitude ne sera toujours pas une vérité. L'être humain comédien sera-t-il à la hauteur du rôle qu'on lui demande de tenir, ou périra-t-il comme le petit singe de la fable, dans sa cage, sur le paquebot qui le sépare de son amie, refusant de se nourrir et de se soigner pour manifester sa désapprobation?
Chaque film de Pauwels est une participation enthousiaste, quasi frénétique au grand jeu mortifère de la vie, à cette grande mascarade dans laquelle nous errons. Et chacun de ses films dit : je ne suis pas dupe, personne ne l'est. Générosité du geste, qui nous inclue, nous spectateurs, dans la complicité face à cette mascarade, ce simulacre de solitude : nous pouvons douter des histoires que Pauwels nous conte, mais nous pouvons aussi les écouter. Il ne s'agit pas tant de croire que d'écouter. Il n'y a pas de chantage, ni affectif ni affirmatif, il y a un grand jeu et nous sommes invités à prendre place, il y a une parade et Pauwels tient à nous la montrer. C'est un film qui dit : voilà comment je vis, comment je fais.
Quand Pauwels, adolescent, annonce à ses parents qu'il veut faire du cinéma, sa mère l'encourage : fais ce que tu désires, lui dit-elle. Le désir - la connaissance du désir - est cette aventure qu'il nous est offert de vivre. Fais ce que tu désires, lui dit-elle, comme une réponse au silence de son fils qui n'a pas pu, n'a pas osé la consoler quand elle pleurait sur sa chaise. Là était son désir : dire quelque chose qui aurait pu la consoler. Il n'aura pas assez d'une vie, de quelques films, pour retrouver cette chose qui n'a pas été dite.