Entre un survol christique, annonciateur apocalyptique, et l’impossible rédemption des pêcheurs sur le rivage ultime, Federico Fellini ausculte les travers des sociétés de l’apparence, souligne les prémisses du délitement, et dans une œuvre à la rigueur classique aérée de magnifiques envolées, prédit les dérives audiovisuelles populistes et abrutissantes. Film fleuve, La Dolce Vita encense et dénonce la futilité des glorifications mondaines, la vacuité de l’ennui, et charge, à travers le détachement déshumanisé de son journaliste central,
le vide moderne.
Marcello fait dans la presse à Rome, scandale compris. En compagnie de Maddalena, il part en virée pour la nuit s’encanailler dans les bas-fonds. Emma, avec qui il vit, est maladivement jalouse. Entre les menaces de suicide de celle-ci et les somnolences de sa douce amie de coucherie, le journaliste vit dans l’instant. Sylvia, actrice suédoise aux charmes ronds, descend de l’avion dans la cohue des photographes et déjà l’ineptie des médias à sensation : après la paparazzade en voiture, c’est l’interview frénétique au culte de l’image futile et évanescente des grands yeux magnifiques de l’actrice. Sylvia a besoin d’air. En robe stricte aux allures cléricales, elle s’étourdit dans l’escalier, emmène Marcello à sa suite dans les rues de la cité romaine pour une nuit mémorable. Marcello tombe tout ce qui bouge. Il s’apprête à formuler sa déclaration enflammée quand surgissent une horde d’américains délurés et fantasque. C’est le rythme emporté des nuits festives d’insouciance. Le jazz italien vire au cha-cha-cha et bientôt quatre jeunes gars envoient un skiffle rock prémonitoire d’une vague à venir. La futile blonde craque pour mieux séduire le journaliste, la vanité de Marcello enclenche la fascination et les voilà coincés dehors pour la nuit, dansant jusqu’au matin dans la Fontaine de Trevi.
« Marcello, come here ! »
Film de la quête de soi
à travers le personnage errant de Marcello, La Dolce Vita raconte les doutes éphémères que l’homme fuit dans la frénésie de la ville et de la fête, la vie qu’il brûle jour après jour en futilités telles que plus rien ne l’atteint réellement, pas même ces coups au petit matin. Marcello le sait, le sent, quand son ami Steiner joue des orgues à l’église comme une lise en garde. Mais comment se trouver dans l’emportement du quotidien.
Le travail prend le dessus, la vie tout simplement. L’aléatoire des obligations l’emmène voir d’autres délitements sociaux : les enfants à la madone pour un triptyque de gloriole éphémère sous les flashs des médias annoncent le « quart d’heure de gloire » d’Andy Warhol. Permet au cinéaste d’illustrer la folie de la religion et la sauvagerie de fanatiques ignorants qui saccagent un arbre, la nature même, pour en arracher d’idolâtres reliques sous une pluie diluvienne.
« Chaque instant compte pour un an et chaque année nous rajeunit de cinq ans »
Le propos se noue dans une seconde partie plus sombre. Les fêtes se font plus calmes et dans les soirées chez l’ami Steiner, des intellectuels bavards font jeu de l’éloquence de l’incohérence et du chaos. Même une nuit aux côtés de son père entraîne Marcello à se poser les questions, à chercher vainement un sens à sa vie. Federico Fellini peint le désœuvrement en marche, le temps perdu qu’on laisse échapper de faiblesse et de fainéantise,
la décadence totale de la société
dans les appartements de la noblesse déchue d’Europe vouée à l’ennui de nuits d’errance oiseuses. L’invasion constante des photographes et des médias, le détachement imbécile des inutiles, la détresse suicidaire face à la vacuité, le cinéaste italien exacerbe les symptômes d’une aristocratie romaine malade d’insignifiance et expose la désacralisation du réel qui s’en suit.
« Il faudrait vivre en dehors du temps, détaché »
L’ellipse dans les cheveux grisés de Marcello, dans les rides appuyées sur son visage, mais toujours l’insouciante morose, détaché du monde plus que jamais, vide autant que le monde. Las de la vacuité de d’une existence où seul un striptease se « fait sérieusement ». Alors le colérique monologue fatigué de Marcello annonce la téléréalité contemporaine comme ultime décadence du voyeurisme médiatique et du détachement qu’il entraîne.
Face à l’anéantissement, il ne reste que la fête, la danse, le rire, l’abrutissement, le vide, le foutre et le cynisme, vivre fantôme et disparaître dans l’indifférence générale.
Tout le monde quitte les lieux sous une volée de plumes.
« Ç’a été une belle fête mais basta ! Basta ! Basta ! »
Grande fresque de la décadence d’une civilisation,
La Dolce Vita est une œuvre de cinéma parfaite, maitrisée de bout en bout à travers un propos dense à l’élan unique, à la forme millimétrée dans une extraordinaire fluidité. Federico Fellini signe une leçon d’alarme sociétale, un cri désenchanté face aux périlleuses dérives de la futilité ordinaire.
Matthieu Marsan-Bacheré