Drôle, drôlesse revêt dans la définition 2 sens étonnement différents, qui, s'ils ne s'opposent pas franchement, éclairent sur l'inadaptation sociale des êtres marginaux. Le mot exprime tout à la fois le caractère comique d'une chose, mais aussi son versant bizarre.
La drôlesse, nom, par sa féminité renvoie directement à Mado, Madeleine, cette drôle de petite fille butée et pugnace, mais aussi drôlesse, adjectif, qui définit la personnalité inadaptée de François, jeune homme incandescent, en lutte avec le monde.
La film raconte cette variation de point de vue qui fait basculer un sens vers un autre, selon l’œil qui regarde et qui juge, celui de la société, de laquelle les adolescents vont s'isoler pour s'affranchir du monde, par la création de leur propre espace-temps.


Le film s'ouvre sur le personnage central de Madeleine, au fond de la classe d'école, à moitié dedans comme à moitié dehors par l'attraction d'une lumière extérieure qui l'appelle, car déjà elle ne peut se fondre au moule de ses camarades, cette étrange qui déclare: "je n'aime pas ma mère".
François apparaît sur sa mobylette à remorque, il traverse l'espace et sillonne les routes pour mieux les fuir, lui qui pédale tout le temps pour s'extraire et quitter ces chemins de passage, mouvements de balancier presque frénétiques, gesticulation effrénée et vitesse limite l'isolent du dehors et le ramènent au plus vite dans sa mansarde.
Il croisera dans sa course la jeune Mado, cheminant de l'école. Cette rencontre fortuite est comme prédestinée pour ces deux êtres en mal d'amour, il suffit d'un sourire de la jeune pour que le solitaire se sente investi d'une mission, la soigner par la grâce de son don...
La campagne française dans laquelle évolue l'intrigue est un espace non identifié, presque une abstraction. Sa verdure masque le ciel et sa grisaille bouche la lumière dans un fond diffus maussade, ses chemins sont désertés et les routes, sinueuses, des espaces de transit.
François est clairement inquiétant, et s'il n'a pas l'air animé d'un mauvais fond (il trouve la mère attirante, il veut guérir la petite), il exprime ses envies et agit de manière maladroite, pulsionnelle, sur le fil du rasoir. Une violence confinée semblant prête à exploser, en témoigne les scènes avec le fusil.
Le kidnapping de la fillette, inquiétant à l'écran, se transforme en jeu pour celle-ci : "si, vous pouvez m'attacher, mais pas fort". Ce mode du jeu se développera tout le long du film, c 'est par celui-ci qu'ils travestiront la réalité et mettront les formes à leur nouveau monde. C'est parce qu'elle n'est pas vraiment apeurée, ayant capté le manque d'amour de François (individualités de la même espèce) que le jeu ne virera pas au sordide et que chacun pourra donner à l'autre ce qui lui manque tant, un peu d'amour.
Déchirant les routes esseulées d'une nature impassible, François ramène Mado dans sa mansarde. Isolée, sous les toits, accessible uniquement par l'ascension d'une longue échelle de bois (il y a comme du Borzage de L'heure Suprême par ici), ses murs de chaume en font un lieu de vie étrange, précaire, naturel.
Doillon trompe intelligemment le rapport à l'espace : il y a une lourde porte en bois, mais on pourrait l'escalader pour en sortir, le verrou se manipule de l'intérieur comme de l'extérieur, la chaume en fait un mur du dehors, ils sont isolés mais pourtant il faut chuchoter, et malgré tout ce lieu reste à l'écart des hommes.
C'est ici que les deux jeunes gens vont recréer un monde à part, s'apprivoisant et cherchant les règles qui régiront ce petit manège.
Nous n'avons pas d'idée du temps qui passe, ce temps des hommes qui flétrit tout, et quand François ramène une horloge pour tenter de régler la question, celle-ci ne fonctionnera pas ou ne sera pas utile. Ces quelques jours, dont on n'a aucune conscience réelle de la durée, ne seront que l'état de grâce du moment présent, ce temps (ou non-temps) des enfants, qui évacue toutes les contraintes et les conséquences des événements.
L'espace de ce monde, confiné à cette mansarde qui devrait être un lieu de séquestration, est le plus paisible pour François et Madeleine, et s'ils en sortent pour regarder la télé dans le salon familial, cela ressemblera à un vain ennui, et lorsque Mado se retrouve seule dans un champs, elle se cachera derrière des barbelés, à présent pressée de retrouver les sous-toits.
Ce nouvel univers est possible par l'utilisation du mode du jeu, règles de jeu et jeu de rôle. Il faudra se passer la ficelle pour ouvrir la porte et couper la caméra pour faire ses besoins, ce qui rend inutile ou obsolète la séquestration. Les petits jouent aussi à des jeux de rôles : François est le "bourreau", mais aussi le protecteur qui veut soigner les boutons et préserver Mado des Chefs. Mado lui demandera de lui faire un enfant comme un mari, mais il sera aussi à d'autres moments son papa, recueillant dans l'autre l'amour absolu et unique qui épancherait tous les besoins.
Le jeu comme représentation, c'est aussi la gendarmerie qui leur demandera de faire une reconstitution des faits, de se mettre en scène. Mais au jeu des adultes, ils ne réussissent pas et sont malhabiles, d'ailleurs ils ne se souviennent plus, ne conservant en mémoire que la force de l'instant non reproductible.
Mais la grande déflagration de ce film, c'est bien l'incarnation de ces deux personnages, asynchrones et pourtant complémentaires. Doillon livre dans les bonus du DVD que ses deux acteurs étaient calés sur deux rythmes différents, ce qui lui rendait difficile la direction des comédiens. On le retrouve dans le film et dans l'incarnation des deux individus, François par son jeu réaliste et habité représente comme la partie documentaire du film, le matériau chaud, cette glaise qu'il faut former, la lave à refroidir, on ne saurait distinguer l'acteur formidable du personnage, et Mado, par un jeu plus classique à la présence transcendante, la partie écrite du film, des répliques ciselées dont chaque verbalisation est un état de grâce, et qui contiendra l'état limite de François.
Telle une comète, Mado traverse l'écran, la vie, le monde. Son visage et son corps, mi-femme mi-enfant, sa féminité butée, son désir d'aller de l'avant en font une figure de pureté, une dévotion totale à une humanité en quête d'une petite once d'amour. Cruauté de la vie, la jeune Madeleine Desdevises s'éteindra 3 ans plus tard, laissant derrière elle les traces immaculées de son passage sur terre éclairé par le céleste, et dont restera pour l'éternité le dernier photogramme du film "on dirait que j'suis morte", figé(e), l'éternité supplante alors une impossible résurrection (ça nous rappelle la fin de l'adieu aux armes de Borzage, dans un mode différent), son corps meurtri par la société des hommes qui a logiquement fini par les rattraper, pour un dernier jeu de reconstitution incompréhensible, forme l'image inextinguible d'un couple platonique déchiré, que Doillon se refuse à séparer, et qui me hante.

humta
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le 25 juin 2015

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humta

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