Tombé dessus par hasard sur la RTS hier soir, et que je ne pensais pas regarder ni ne pensais écrire quelque-chose à ce sujet mais en me réveillant ce matin quelque-chose me titillait par rapport à ce reportage. En préambule, je tiens à signaler que je n’ai pas fait de vérifications poussées ; je ne me suis pas intéressé à savoir qui étaient les intervenants, s’ils étaient fiables, ni si les faits avancés étaient tous vérifiés et valides. Je pars de ce principe : les journalistes / réalisateur ont fait leur travail correctement, de fait, si le reportage venait à dire de la merde que je répète ici, me voilà à moitié pardonné (pardonnez ma flemme surtout).
Le reportage s’intéresse à cette fabrique de l’ignorance, comprenez, pourquoi le consensus scientifique a du mal à se faire une place dans la tête des gens. L’une des thèses avancées par ce reportage pour comprendre ce mécanisme est bien illustrée par l’exemple de l’industrie du tabac ; dans les années 50, les chercheurs s’étaient déjà doutés que fumer « nuit gravement à la santé », doux euphémisme pour dire « incapable de monter une pente à peine inclinée sans cracher ses poumons, de faire 10 mètres en courant sans assistance respiratoire et de mourir asphyxié prématurément ». Reste que la phrase « fumer = devenir impuissant » est plus inquiétante mais passons, on arrêtera de fumer demain, c’est promis. Les industriels du tabac, confrontés à la science, inquiets de voir leur chiffre d’affaire chuter drastiquement, ont mis au point une stratégie fabuleuse : investir dans la recherche, multiplier les pistes de recherches sur le cancer, afin d’éviter un consensus scientifique sur le fait que « fumer = mourir ».
Ainsi, avec ces publications scientifiques nouvelles, sponsorisées par les entreprises, cela permet en gros de noyer le poisson du débat dans l’eau du bain de mamie et de faire en sorte que ce qui était attribué à une cause bien spécifique (comme le cas des pesticides dans la mort des abeilles dans les années 90), devienne désormais multi-causales (les pesticides n’étant plus les uniques responsables de la mort des abeilles, mais d’autres choses sont venues compléter le tableau comme des parasites – alors que le rapport n’est guère convaincant -). Ceci permet de dire, « vous voyez bien, il n’y a pas de consensus scientifique, alors arrêtez de nous casser les couilles ! », insinuant le doute et permettant ainsi aux industriels de continuer à écouler leur produit pendant quelque temps. Comme le dit une intervenante, ils utilisent le doute légitime de la science contre la science, ce qui est vachement habile.
D’ailleurs, le reportage le rappelle, toutes ces études sponsorisées par les industriels ne sont pas à jeter et certaines ont véritablement aidées à améliorer les connaissances sur le cancer. Toutefois, on s’en doute bien, l’envers du décor n’est pas tout rose ; entre études sciemment mensongères, querelles d’experts, spécialistes internationaux soudoyés, représentants payés sur tous les plateaux télés, pressions exercées sur certains chercheurs, il y a de quoi s’amuser.
Un truc que j’ai trouvé sympa dans le reportage est la liaison politique qui est faite lors du traitement des climatosceptiques ; le documentaire a l’audace de ne pas les représenter en méchants de Captain Planet, rednecks idiots qui roulent en Monster-truck et qui polluent parce que c’est rigolo de le faire. Non, le reportage nous montre des gens qui sont attachés à une idéologie libérale et qui refusent que l’Etat s’en mêle (chose qu’il devrait faire s’il veut régler le problème climatique), parce que le socialisme (assimilé à l’URSS) leur fait peur ; voilà donc quelque-chose de bienvenue, oser faire un peu d’histoire, de contextualisation politique. C'est bien, ça me plaît.
Pour l'instant, tout va bien donc : on démonte des industriels et leurs magouilles, on s’amuse entre gauchistes que l’on est et on se gausse des merdes que nous sommes de nous laisser entuber de la sorte. Hélas ! Il faut bien que le reportage se casse la gueule à un moment donné et voilà qu’il met sur la table les théories du complot et les réseaux sociaux. On l’attendait celui-là ! Ça fait partie des quotas. On peut appeler ça, l'instant BFMTV, soit le moment où l'on commence à devenir moralisateur et insultant pour l'intelligence de la plèbe, trop bête et trop conne pour comprendre le Vrai et le Beau. Alors on a un psychologue qui vient nous expliquer que si on est conservateur on a plus de chances d’être complotiste et blablabla. C’est très bien tout ça. Le problème c’est que, ce faisant, le reportage se fait suicider par une balle dans le pied. Parce que les théories du complot ne sont jamais définies et on part de ce présupposé que « croire aux théories du complot = être un gros bobet ignorant, inculte et nazi ». J’ai bien vérifié et mon dictionnaire est formel : Complot, nom masculin, sens 1 : Projet secret élaboré par plusieurs personnes contre une autre ou une institution… tiens, tiens, tiens, mais ça ne serait pas ce que le reportage a dénoncé avec l’industrie du tabac, avec ces études sur les pesticides, avec ces études sur les perturbateurs endocriniens, avec cette fabrique volontaire de l’ignorance ? La reconstitution de la réunion des industriels du tabac dans un hôtel miteux ? On dirait bien que oui. Donc pour résumer ; le doc' nous montre que certains experts sont payés par des entreprises pour délibérément mentir, mais soupçonner un expert de faire la même chose c’est être complotiste donc ce n’est pas bien ?
Voilà qui est bien étrange. Nous nous retrouvons donc avec des bons complots et de mauvais complots. Sujet bien scabreux que celui-là dans lequel se vautre le documentaire en ne prenant pas la peine d’être clair et de bien définir son sujet. J’exagère un peu le trait, les complots qui sont montrés dans le reportage sont surtout ces hurluberlus qui pensent que le vaccin du Covid va nous inoculer des particules que Bill Gates pourra activer grâce à la 5G (qu’il fasse déjà un Windows sans bugs et on en reparlera). Mais le problème étant que le mot de complot est complètement vidé de son sens et que le documentaire plonge allégrement dans cette nouvelle définition vague et arbitraire qui a fleurit dans les médias ces dernières années… Un groupe d’industriels qui se paient de fausses études pour sciemment brouiller les pistes et continuer à faire du bénéfice sur la santé de quidams, ne peut-on pas qualifier cela de complot ? On peut croire que je m'attarde sur un point de détail (comme dirait l'autre), mais cette partie occupe bien les dernières 30 minutes du reportage. Et cette dernière partie n'explique pas vraiment en quoi l'opinion de madame Michu sur le fait que le Covid soit une blagounette de Bill Gates soit vraiment dramatique. Idem pour les climatosceptiques. Le problème n'est-il pas plutôt de l'ordre des instances dirigeantes (politiques, entreprises), plutôt qu'un type perdu dans le Texas qui prend des bains au lieu de douches et qui croit que tout va bien ? Ou alors, ce dernier a-t-il un impact signifiant sur ces instances économicopolitiques ? Si oui, comment ? (Mon anarchisme primaire m'empêche de considérer les votations comme une réponse correcte, pas la peine de citer l'élection de Trump en exemple -c'est le modèle de la société toute entière qui doit être repensé, mettre un Biden/Sanders à la place équivaut simplement à se suicider plus lentement-). Je ne doute pas qu'il y ait sans doute un impact, aussi minime soit-il, mais un exemple concret de cela aurait été le bienvenu plutôt que de balancer ça n'importe comment.
Dernier point : reprenons la base du documentaire : pourquoi le consensus scientifique a du mal à se faire une place dans la tête des gens ? Une chose qui me parait cruciale mais que le documentaire n’évoque pas pour une raison étrange et obscure c’est la place des médias et des politiques. Le documentaire ne fait à peine qu’effleurer brièvement ces médias qui présentent des pseudos-experts qui traitent de sujets qu’ils ne maitrisent pas, non plus ne développe la question de ces politiques qui disent une chose et leur contraire à chaque fois qu'ils l'ouvrent. Le reportage place vite fait le cas de ce présentateur pro-tabac et une petite incruste de ce bon vieux Donald (lui aussi fait partie des quotas du MAAAAL) mais sans pour autant creuser cette problématique-là qui me parait pourtant essentielle si on veut bien saisir cette fameuse fabrique de l’ignorance. Une perte généralisée de la confiance dans les institutions dont en pâtie également la science... mais au-delà des industriels, quel est le poids et le rôle politique de cette perte de confiance ? Quid des médias ? Bah on peut se gratter, la réponse ne sera pas donnée ici. On ne va quand même pas allumer les collègues ou bien ?
Bref, problématique intéressante mais dont le traitement des concepts se devrait d’être plus rigoureux et qui n’envisage pas le problème dans sa globalité ; l'ignorance ne peut être uniquement le fait d'industriels machiavéliques ou de citoyens qui s'en foutent. Tout ça participe d'un tout, d'une organisation globale (ou plutôt occidentale) du monde, de valeurs que l'on érige en dogmes au détriment d'autres. De fait, on se souviendra surtout du reportage pour sa première partie, plus factuelle, argumentée et contextualisée, que de la seconde partie et de sa conclusion qui est navrante au possible. Plutôt que de s'infliger une autre diatribe sur les théories du méchant-complot-des-pas-gentils-et-vilains, on préférera s'allumer une clope et perdre un peu plus de poumons en espérant suffoquer avant de se rendre compte que le documentaire reste très banal malgré son titre qui paraissait prometteur.