Après deux tentatives bien appréciées mais encore confidentielles dans les années 1990, Bottle Rocket et Rushmore, La Famille Tennenbaum est le premier succès public de Wes Anderson, bien servi par une distribution prestigieuse. Mais dans ce film comme dans d’autres, on y retrouve cette patte Wes Anderson.
Il y a d’abord ce cadrage, cette attention au plan, à la mise en forme de la scène parfois scrupuleuse, parfois vaine. Un jeu de caméras fixe ou mouvant, où les personnages ont leur place, leur rôle. Une photographie un peu douce, dans les tons jaunes, mais d’un jaune un peu passé, évidemment désuet. Le film est encore un peu maladroit dans sa proposition visuelle, pas encore dans la meilleure veine de l’esthétisme de Wes Anderson. Mais on y retrouve cette belle bande sonore, une musique un peu douce, parfois mélancolique, habituée aux standards de la pop qui illustrent le propos.
Il y a aussi la construction d’un monde, d’un univers. Dans un cadre indéfini, mais qu’on devine dans les décors, les vêtements et les accessoires, dans un contexte urbain qui peut être celui des années 1960 et 1970, mais sans aucun indice évident. On peut s’amuser des objets fétiches du réalisateur qui reviennent de films en films, comme l’importance des livres ou du vinyle, source d’ailleurs et d’un imaginaire bienveillant. Cela reste le cadre d’une famille aisée, favorisée, d’une bourgeoisie un peu désuète, assurément dépassée. Avec une conviction assez forte de la part du réalisateur et de son équipe, celle d’offrir avec cette famille un monde passé, derrière nous, sans les questionnements actuels, sociétaux ou technologiques, mais avec d’autres plus psychologiques qui ont été et restent d’actualité.
Cette famille Tennenbaum peut être celle de tant d’autres. Une famille d’enfants intelligents, dont les parents se sont séparés, aimés par leur mère Etheline mais qui se retrouve un peu démunie quand ceux-ci font leur grand retour chez elle. Le mouvement est initié par Chas et ses enfants, homme d’affaire efficace et ordonné mais en perte de repères, obsédé par la sécurité depuis la perte de sa femme. Margot, jadis autrice célébrée de théâtre, déprime, incomprise par son mari. C’est une enfant adoptée, ce qui reste vivace chez elle et dans ses tourments. Son retour au bercail est aussi décidé par le retour de son frère adoptif Richie, qui avait abandonné le tennis professionnel pour partir explorer le monde mais sans jamais apaiser sa mélancolie.
Et il y a le père, Royal Tennenbaum, père peu présent, mari infidèle, qui a quitté la maison depuis des décennies et depuis peu à la rue. Il va y revenir en mentant sur son état de santé, tentant de revenir auprès de son ex-femme, courtisée par son comptable (joué par un timide Donald Glover, formidable). Mais si ses intentions sont guidées par son intérêt, il va retrouver sa famille, ses enfants et peut-être pouvoir réparer certaines de ses erreurs.
Cette famille dysfonctionnelle Wes Anderson la décrit avec une certaine économie de mots, laissant parler les personnages par leurs actes et leurs décisions, pour mieux en comprendre toutes les fragilités et les déceptions. Tout ne pourra pas se résoudre par un magique coup de baguette. Mais la mélancolie de ses âmes pourra être apaisée, même si cela se fera parfois dans le secret.
C’est donc un portrait un peu doux, un peu amer. D’adultes qui ont gardé des blessures d’enfants. D’un père qui n’a pas su se remettre en question. Ce dernier est interprété avec brio par Gene Hackman, à la fois bon vivant et bon menteur, qui mettra un peu de temps avant de comprendre certaines réalités, mais dont son arrivée un peu en fanfare bouscule ces adultes qui promènent leur spleen de scènes en scènes.
Il faut saluer les belles performances de Ben Stiller ou de Gwyneth Paltrow, mais aussi celle plus édifiante de Luke Wilson, qui signe là l’un de ses plus beaux rôles, lui qui est malheureusement habitué à des rôles plus légers, pour offrir une prestation plus tragique. Son frère Owen Wilson incarne ici un ami proche de la famille, présenté comme voulant être un Tennenbaum, mais qui a pris de mauvaises décisions, qui s’est perdu, un autre exemple de cette génération de jeunes adultes perdue et désabusée.
Luke Wilson a d’ailleurs co-écrit le scénario avec Wes Anderson, ce dernier étant un fidèle ami de la fratrie Wilson. Il a été nominé aux Oscars 2002 en tant que Meilleur scénario original, concourant aux côtés du Fabuleux destin d’Amélie Poulain ou de Memento mais obtenu par Gosford Park de Julian Fellowes.
Il manque peut-être au film un peu plus d’intensité dans son histoire, un peu trop présentée sur le même rythme, un peu trop doux, difficilement perturbé par les événements les plus importants. Mais ce portrait de la famille Tennenbaum désabusée mais où l’espoir est encore permis, où la famille peut se retrouver est beau, touchant et drôle, à l’image du style de Wes Anderson qui n’est pas seulement visuel mais aussi émotionnel.