Visuellement, le Havre est vraiment une ville intéressante. Entièrement ou presque reconstruite après guerre, elle dégage un charme particulier, qui vient peut-être de ces rues aérées, se croisant à angle droit comme dans les villes américaines, ou de ces immeubles de béton. Lucas Belvaux (un autre Belge) avec 38 témoins et Aki Kaurismäki avec… Le Havre furent séduits par l’atmosphère de la ville. Pour son troisième long métrage, le duo Abel & Gordon a choisi lui aussi la cité portuaire. Le Havre, ses raffineries de pétrole et ses migrants qui cherchent à passer en Angleterre : on trouve les deux thématiques dans le film.

Cette ville dégage aussi un charme vieillot, qui sied comme un gant au cinéma du duo. Ses racines remontent au burlesque américain, soit le tout début de l’histoire du cinéma, une tradition prolongée ensuite par un Pierre Etaix ou un Jacques Tati ; ils en sont les dignes héritiers. Un cinéma qui peut paraître suranné aujourd’hui, mais qui est en fait éternel : dans un siècle on s’esbaudira tout autant d’un Buster Keaton ou d’un Jacques Tati qu’aujourd’hui. La bande-son est au diapason : Dinah Washington, Duke Ellington ou Louis Armstrong échappent au temps. Ils ne seront jamais datés.

Avec une belle constance, le trio belge (n’oublions pas le coscénariste Bruno Romy) décline son cinéma très identifiable : peu de dialogues, la prééminence donnée aux corps dans l’espace, des situations absurdes, l’utilisation de la profondeur de chant pour créer des gags. Des couleurs franches et des héros très peu glamour aussi, deux caractéristiques qui évoquent le cinéma de Kaurismäki, cousin de celui d’Abel & Gordon. Mais Kaurismäki est un cinéaste engagé, d’où le caractère bien pensant et un peu gros sabot d’un film comme Le Havre. Rien de tout cela chez les Belges, qui, j’imagine, doivent se surveiller là-dessus comme le lait sur le feu (rappelant en cela un autre duo belge, les frères Dardenne) : on trouve trois migrants qui veulent passer en Angleterre, mais ils s’intègrent à la légèreté du propos. On avait sur ce sujet une allusion semblable dans L’iceberg. S’il y a « message » chez Abel & Gordon, il n’est jamais que suggéré.

L’argument est lui aussi peu ou prou toujours le même d’un film à l’autre : Dom et Fiona s’aiment mais ils sont séparés et l’enjeu du film est qu’ils se retrouvent. Les quatre longs métrages qu’ils ont signés à ce jour (Paris pieds nus, qui suivra, ne déroge pas à la règle) racontent donc la même histoire dans des contextes différents. C’est sur ce seul contexte que le trio s’appuie pour concevoir une Nième déclinaison du même thème.

Cette approche d’auteur, qui peut prétendre à fonder une œuvre, justifie la plus haute estime. Reste, tout de même, à jauger l’étiage de cette variation-là dans l’œuvre en question. Là, l’enthousiasme baisse d’un cran. Examinons pourquoi.

Certains gags durent trop (What a Difference a Day Made interrompu cinq ou six fois, c’est un poil too much) ou sont poussifs (le type qui vole dans les airs puis tombe sans pouvoir expliquer ce qu’a dit la fée) ; une scène, la chanson par l’une des rugbywoman, m’a semblé totalement inutile, et très longue ; les scènes de danse sont moins inspirées que dans Rumba. J’ai eu aussi quelque peine à accrocher au scénario : une fée qui tombe amoureuse de l’homme qu’elle est censée secourir de trois vœux ? Le film ne le justifie pas assez (et c’est bien dommage car c’était réellement une bonne idée), pas plus que sa grossesse subite. En revanche, j’ai trouvé très bien vu que Dom ne formule pas son troisième vœu : il sait que s’il le fait Fiona disparaîtra. Son troisième vœu, finalement, c’est tout simplement que Fiona reste avec lui. « Prends ton temps », lui répond invariablement la fée. C’est assez joli.

De belles idées, le film n’en manque d’ailleurs pas : le chien qui se déplace dans le sac du client anglais ; la fée qui se change dans la vitrine du Printemps puis qui s’enfuit en volant des chaussures (après avoir essayé des baskets pour bien courir) ; l’utilisation récurrente du pâté de maison qui jouxte l’hôtel (d’abord Dom qui court après son scooter, ensuite la Mercedes qui dégage une fumée noire) ; le barman miraud de l’Amour flou qui a le nez collé sur les chopes qu’il sert, puis l’annonce pour la location d’une caravane négociée entre Fiona et le barman derrière le bar ; l’évasion de Dom et Fiona de l’hôpital grimés en oncle obèse ; le parcours de la liasse de billets de banque (prêtée à l’Anglais, redonnée par les migrants pour passer, rendue par l’Anglais et finalement utilisée pour deux tournées générales) ; le baiser entre Dom et Fiona que les flics ne parviennent pas à décoller ; le bébé sur le coffre de la Mercedes qu’on cherche à récupérer en faisant le grand écart… Il y a un sacré travail d’écriture dans tout cela.

Et pourtant, le charme opère moins que pour les trois autres. Un comble pour un film nommé La fée. Est-ce moi qui me lasse ou cet opus qui est plus faible ? Toujours difficile de répondre avec certitude, mais tout ou presque m’a semblé moins inventif, un peu plus téléphoné, moins poétique aussi, bref plus terne que les trois autres, que je classerais ainsi : 1) Rumba, 2) Paris pieds nus et L’iceberg 3) Celui-ci. Un classement non chronologique, qui n’indique donc pas une pente décadente ! Plutôt une qualité inégale, ce qui après tout était aussi le cas de burlesques comme les Marx Brothers, au firmament avec Un jour aux courses, au plus bas avec Panique à l'hôtel. De quoi continuer à suivre les créations de ces deux-là.

Jduvi
7
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le 11 juin 2022

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