Kirill Serebrennikov est comme un peintre. Ses plans sont des peintures, ses personnages des sujets, qu'il place dans des cadres immaculés, millimétrés. La lumière est son pinceau, maîtrisant le clair obscur, les noirs profonds que viennent soudain fendre une clarté déchirante qui, sans crier gare, éclaire une réalité et insinue le doute.

Les couleurs sont son objet d'étude, les réduisant au strict minimum, approfondissant le bleu froid et le vert glauque.

Avec ce film d'époque, qui n'a rien d'une fresque historique, le réalisateur russe poursuit son examen des fractures sociales et des hypocrisies de son pays qu'il a désormais fui pour d'évidentes raisons. A la manière de László Nemes et son troublant Sunset (qui semble être, probablement involontairement, une réelle source d'inspiration), il se faufile dans les rues crottées de St Petersbourg et capte, au plus près des hurlements comme des chuchotements, des bribes de conversation, de la confusion sonore et des fumées de cigares, la misère qui peut se lire avec un œil contemporain. Mais la grande force esthétique de ce film est probablement d'être (quasi ?) entièrement tourné en studio et sur fonds verts, laissant à l'artiste la liberté totale de créer ses décors labyrinthiques, de jouer avec les lumières, les foules, les ambiances. Cet aspect factice donne à ses images baignées de flou un sentiment virginal autant qu'une distance théâtrale paradoxale.

Car si l'on pouvait espérer une construction scénaristique plus originale (qui ne nous donne pas la fin avant le début et ne remonte pas chronologiquement le fil ensuite), c'est bien une œuvre pleinement théâtrale que nous délivre Serebrennikov, empruntant pleinement au sixième art ses codes et jouant avec ses artifices, tout en introduisant l'élément perturbateur qu'est la caméra. Sa mise en scène n'est jamais statique, lancée dans un mouvement perpétuel, comme un plan séquence continu qui embarque tout dans son cours. En grandes scènes posées mais jamais figées, il balade sa caméra aux plans larges et immersifs, tout en fluidité et mouvements amples, donnant la vie à des tableaux et autorisant les spectateurs à y rentrer. Il s'autorise même des ellipses intra-scènes, des changements de décors et de personnages sans coupure de plans, faisant fi - avec un certain génie - du temps.

En s'intéressant à l'amour irrationnel aveuglé, buté et terrifiant, aux frontières (franchies) de la folie, Serebrennikov dynamite totalement le grand romantisme du XIXème siècle dont les artistes russes sont les évidents maîtres. L'amour n'est ici plus une pulsion de vie, plus un moteur, mais une pulsion de mort, un instrument de torture, une arme brandie par une femme pour bloquer ce que la société attend d'elle et débouter les vélléités patriarcales d'une bourgeoisie fragile et décatie, vouée, on le sait, à être éradiquée lors de la révolution bolchévique de 1917, ce que souligne le carton final du film.

Le carton d'entrée à l'inverse, qui nous prévient que ce film est une représentation réaliste de ce qu'est la vie en tant que femme dans la Russie de la fin du XIXè, est un pur leurre, qui tente de justifier voire d'excuser inutilement le propos du film, un geste dont s'encombre inutilement le réalisateur.

Serebrennikov semble ne pas croire à l'amour dans ce film, faisant répéter par l'un de ses personnages et par trois fois dans un éclat de rire "Le secret, c'est l'amour.", phrase qui, au gré des répétitions sonne comme un tocsin. Serebrennikov semble également n'avoir que faire de la musique, discipline pourtant (magnifiquement) pratiquée par ses protagonistes. L'unique concert que nous autorise le réalisateur ne sera que brièvement vu regardé par son héroïne. Piotr Ilitch Tchaïkovski n'est d'ailleurs pas un personnage très bien écrit, inconséquent, creux, sans affres crédibles et disparaissant une bonne partie du film.

Ce qui fascine le cinéaste, c'est cette "veuve d'un mari vivant", interprétée avec nuances par Alyona Mikhailova, et la pulsion auto-destructrice et à univoque d'un amour qu'elle se force, un temps du moins, à croire réel.

Ce qui l'intéresse c'est son enfoncement progressif dans la douleur, la noirceur et la haine à mesure qu'elle s'éloigne de son mari, de ce génie, de ce "soleil".

Point alors, pernicieusement, l'esbroufe.

Petit à petit la misanthropie de Serebrennikov se fait sentir. Ses personnages, pour lesquels il semble n'avoir aucune sympathie, sont devenus des manipulateurs, vulgaires pantins les uns des autres.

Et le film, au bout de (quand même !) deux heures, finit par plonger dans un scénario sombre et trop cruel pour ne pas être forcé, par basculer, et par révéler ce qu'il était jusqu'ici en puissance.

En se vautrant dans ses dernières minutes dans la merde, le feu, l'ironie et la vacuité des vœux de haine et de malheur, Kirill Serebrennikov fait tourner alors à vide son film qui finit par s'alanguir inutilement dans des scènes artificielles, voire carrément ridicules. Le metteur en scène d'opéra qu'il est prend alors le dessus sur le cinéaste, et se laisse aller à une ambition incontrôlée mais bien consciente d'un talent réel, utilisé à mauvais escient et sans retenue.

La séquence finale, comme le petit plaisir sadique de son auteur, donne une note soudain grotesque et prétentieuse à cette œuvre qui jusqu'ici gardait un ton fier et une prestance glacée, devenue alors ampoulée, hautaine et présomptueuse. Et la mise en scène de se révéler in fine poussive, sans sensualité ni sincérité, sans liberté, sans impulsivité créatrice, toute fière qu'elle est de se tourner autour d'elle-même et de se contempler, toute calculée pour en mettre plein la vue et forcer, en hurlant, l'admiration.

Rien de plus pénible et triste que de voir une confiance ainsi tourner à la suffisance et à l'orgueil.

Et difficile une fois le générique achevé de ne pas oser le parallèle, certainement voulu, entre l'auteur et son personnage, ce Tchaïkovski génial, chantre de la perfection formelle, artiste asocial, revendiquant son espace de création intact, et, comme tous les autres, homme misérable.

Charles_Dubois
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le 23 févr. 2023

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Charles Dubois

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