C'est l'histoire d'une femme qui s'acharne à rester, alors que toutes les portes lui sont ouvertes (pour divorcer, pour partir, pour trouver un autre homme...) et que tout la rejette, c'est l'histoire d'une femme qui s'acharne à être détestée. Il y a un truc fascinant que Kirill Serebrennikov arrive à faire dans ses films, c'est la manière avec laquelle il arrive à faire ressortir la folie des humains qui les composent. La Femme de Tchaïkovski n'y déroge pas, même s'il met un certain temps à se lancer. Il déroute un peu, d'abord, car il ne paraît pas filmer ce qu'il annonçait filmer : on ne voit pas comment cette femme tombe amoureuse, comment elle construit ce sentiment, si elle doute, pourquoi elle s'acharne, on ne voit pas non plus comment elle le séduit et on voit encore moins pourquoi lui se laisse convaincre, s'il tombe amoureux alors qu'il ne la désirait même pas au début. Puis très vite, le couple se délite, si tant est qu'il ait déjà existé, et les deux ne s'entendent plus. Et ça on ne le voit pas vraiment non plus, on ne voit pas les sentiments se dégrader, on ne voit pas cette haine de l'un qui naît du fait de l'excès d'amour de l'autre. Déjà là il y a des sujets fascinants qui sont mis de côté, qui ne paraissent pas intéresser Serebrennikov. Lui préfère s'intéresser à la folie. Et on a vraiment l’impression que le film est fou lui aussi, qu'il peut vriller à tout moment, que la caméra pourrait se barrer, que l'écran pourrait se renverser, on a cette même manière de filmer la folie que dans la Fièvre de Petrov où les images se déversaient avec une impression que tout était imprévisible et que tout pouvait se passer. Serebrennikov plonge le spectateur dans l'esprit de cette femme, enfermée de sa situation, où à chaque fois qu'elle est à l'intérieur, on a l’impression d'être à l'étroit, les décors sont exiguës, sombres, ternes, froid, non accueillants. Mais où en même temps, les scènes sont calmes, alors qu'à chaque fois qu'elle sort dehors, c'est le chaos, tout le monde a l'air complètement fou, comme si elle ne ressentait de paix que lorsqu'elle était "chez elle" et qu'elle n'arrivait pas à se libérer, à sortir. Il y a aussi cette manière de la faire vivre, de faire sentir ce qu'elle pourrait avoir au fond d'elle sans en parler, en enchainant les scènes qui témoignent de ses fantasmes, de ses désirs d'évasion, de ses rêves, de ses pulsions et ses déviances. Et puis cette manière de laisser son personnage toujours seule, sans jamais personne qui ne la comprend, même pas sa mère, et surtout, même pas le spectateur, le film ne montre pas ses motivations, si tant est qu'il y en ait. C'est la définition du fou dans sa plus propre acceptation, c'est à dire une personne que le reste de la société ne comprend pas. Il ne faut sûrement pas voir La Femme de Tchaïkovski comme l'histoire bien contée de l'amour d'une femme, avec son début et sa fin, ou comme une étude des sentiments, ou encore moins comme un biopic, mais plus comme une représentation du cerveau malade, fou, d'une personne qui s'attache à vouloir être haïe. Où Serebrennikov jette son personnage sans l'expliquer, en plongeant le spectateur dans son esprit tout en le laissant dans l'incompréhension. Un paradoxe en somme. Et Serebrennikov est pour moi définitivement devenu l'un de ceux qui filme le mieux la folie.

jean-taulier
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le 20 févr. 2023

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