Il n'est pas rare de retrouver au cœur d'un documentaire consacré à un des mille fragments du monde paysan un personnage particulièrement attachant, tantôt bourru, tantôt calme, porteur local des moyens actuels de production agricole ou vestige d'un monde passé. C'était les octogénaires Jules et Félicie dans le magnifique film de Dominique Benicheti, Le Cousin Jules. C'était la famille Privat dans sa cuisine ou encore Paul Argaud allant acheter sa baguette en tracteur dans Profils paysans de Raymond Depardon. C'était Claudette dans Sans adieu de Christophe Agou, avec ses inoubliables jurons. C'était Alexis et Marie Tremblay chez Pierre Perrault pour le diptyque québécois Pour la suite du monde et Le Règne du jour. Et dans La Ferme des Bertrand, c'est André (ainsi que ses frères Joseph et Jean), dernier survivant de la fratrie, qu'il sera impossible d'oublier. Et pas uniquement à cause de sa camptocormie — son dos voûté formant presque un angle droit.
Gilles Perret, réalisateur haut-savoyard voisin de la ferme éponyme, croise trois époques dans ce documentaire d'une douceur incomparable. Le cheminement n'est pas chronologique et l'agencement des séquences permet de dégager les constantes ainsi que les ruptures sur une cinquantaine d'années : les premières images en noir et blanc de 1972, assez rares, montre la fratrie de trois éleveurs célibataires en train de casser du gros caillou afin de construire une étable de stabulation libre (disposition assez avant-gardiste à l'époque) ; en 1997, Perret leur consacre son premier film Trois frères pour une vie... au moment-clé de la transmission de la ferme à leur neveu Patrick et à sa femme Hélène ; et c'est donc 25 ans plus tard, en 2022, que le réalisateur se place aux côté d'Hélène, devenue veuve de manière très anticipée, fatiguée, pour observer une nouvelle passation à son fils Marc et son gendre Alex, en jouant avec les temporalités et en relevant les différentes évolutions de cette émanation du monde paysan.
On aura l'occasion de voir cette petite exploitation laitière familiale de Quincy sous toutes ses coutures, avec les images d'archive d'une incroyable valeur documentaire et avec les images modernes qui magnifient sans forcer les paysages de pâturage alpin. Même si l'essentiel du contenu est consacré au présent, on voit défiler trois générations sur la ferme avec autant de témoignages contrastés, complémentaires, et autant de récits de transmission. Le rapport au travail est par nature unique chez les paysans, et tout particulièrement dans l'élevage (les vaches doivent être traites tous les jours et deux fois par jour par exemple), et c'est un vrai plaisir de voir ce rapport s'illustrer au cours du temps et des divers intervenants, jeunes et vieux, d'hier et d'aujourd'hui. C'est aussi un documentaire qui montre beaucoup de gestes de la ferme, l'alimentation des jeunes veaux, l'ouverture des étables au début de l'estive, le fauchage des champs, la délimitation des parcelles de pâturage... L'occasion aussi de constater que deux des trois frères sont capables de reconnaître individuellement chacune des vaches et de les appeler par leur prénom — il y en a plus d'une centaine.
C'est un récit également économique qui aborde les particularités de l'exploitation, protégée par l'AOP du Reblochon et par une régulation empêchant Lactalis (multinationale française prédatrice de l'industrie agroalimentaire) de détenir un monopole sur l'appellation. On voit les constantes sur 50 ans, comme par exemple la taille du cheptel (une centaine de bêtes) ou la dimension des bâtiments, et on décèle les évolutions majeures, comme la mécanisation et l'automatisation de certaines tâches — l'introduction des robots de traite par exemple qui sont très chaleureusement accueillis car chez eux ils soulagent l'humain sans augmenter les cadences. Quand on constate la dimension spartiate de la cuisine du trio à la fin des années 1990, on conçoit aisément que l'entreprise familiale réinjecte les recettes dans les outils de production pour améliorer les conditions de travail. Très clairement, la situation est particulière et pas du tout représentative de l'ensemble du monde paysan et de la crise qu'il traverse.
La Ferme des Bertrand, enfin, cumule les témoignages passionnants et émouvants. Les frangins taiseux qui ont donné toute leur vie à cette ferme composent un portrait riche et ambivalent, avec d'un côté une certaine fierté sobre devant le travail accompli et les choix assumés, et d'un autre côté un regret solide mais dissimulé concernant la dimension humaine — André exprimera de manière très explicite ce regret d'être passé à côté d'une vie, d'une famille. Et c'est d'une beauté renversante.
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