La Fille seule relate, en temps réel, les quelques minutes d'une femme pour qui tout va basculer. Elle annonce être enceinte à son copain, commence un nouveau travail puis décide finalement de se séparer. Ce processus, s'étalant sur une heure trente, est à la fois beau et chaotique, car la caméra n'aura de cesse de filmer sa muse pour en faire ressortir une honnêteté profonde et sensorielle. La Fille seule, c'est surtout le premier vrai film de Virginie Ledoyen, qui lui vaudra une nomination comme meilleur espoir féminin. Dotée d'une véritable gueule de cinéma et d'une présence théâtrale absolument indiscutable, la jeune actrice déborde de tensions et de défiance, dont la précision chirurgicale d'un simple regard nous rappelle celle d'une Ludivine Sagnier, même génération, dans Swimming Pool ou la plus jeune Anaïs Demoustier dans Bird People.
Outre le thème évident de l'hôtellerie et des premiers pas dans ce monde du travail assimilé à une violente chute dans un monde très terre à terre, Bird People et La Fille seule ont ce point en commun d'étirer l'espace-temps pour traiter une émotion qui devrait être diffuse et impactée dans une séquence précise. Nous avons, grâce au point de vue d'une seule personne, en décalage total avec la réalité du milieu dans lequel elles évoluent, une sorte de numéro de ventriloquie où nous, public, devenons spectateurs de la magie qui se déroule devant nous. Nous sommes le lien entre ce que les personnages principaux vivent et l'environnement qui semble co-exister dans une dimension parallèle. Sans cesse en rupture avec ses collègues et l'atmosphère délétère qui règne autour d'elle, le personnage de Virginie Ledoyen est engoncé dans sa propre réalité, celle des craintes quant à son avenir amoureux, et plus précisément de son rapport au futur. Car La Fille seule ne propose pas seulement un violent coup de massue sur le monde impitoyable des adultes, c'est aussi le reflet de ses idéaux naïfs qui percute les prochaines années qui serviront de base pour la suite de sa vie.
Alors la caméra, très dynamique, passe son temps à suivre notre héroïne de chambre en chambre, jusque dans les rues bondées de Paris, où les figurants ne semblent pas prévenus du tournage, la majorité d'entre eux fixe la caméra d'un air hébété. Oppressé, le spectateur se sent comme le personnage, observé, jugé, comme s'il se passait un moment mémorable, un basculement soudain que l'on doit garder en mémoire. Virginie Ledoyen est silencieuse, sourit parfois gentiment, souvent avec arrogance, elle joue de tout son corps et de chacune de ses intonations pour suggérer la discordance et la brisure entre ce qu'elle était à son annonce initiale et ce qu'elle est en train de devenir, comme un papillon, libre et solitaire, intimement, comme un costume trop petit qu'elle abandonne enfin - elle s'affranchit d'elle-même.
Benoît Jacquot livre avec une justesse étonnante, et la complicité bleutée de Benoît Magimel, une oeuvre attachante et curieusement bouleversante, où le visage juvénile de la solitude côtoie celui fatigué de sa mère, interprétée par Dominique Valadié, qui est comme son portrait craché - et tant redouté. Le parallèle au Journal d’une femme de chambre est une douce évidence, La Fille seule était déjà arrosé d'un cynisme fleurissant, il aura fallu vingt ans à Benoît Jacquot pour redonner vie à cette servitude éloquente, grâce à la plume salée de Mirbeau.