La réalité c'est l'illusion créée par l'absence de drogues
Film d'enquête obsédante à travers le monde du cinéma et de la collection.
"Cigarette Burns" traverse les frontières géographique et les époques pour dérouler une histoire qui suit Kirby Sweetman, joué par Norman Reedus, un propriétaire de cinéma de quartier, missionné par un excentrique collectionneur, M. Bellinger, incarné par Udo Kier, pour retrouver le dernier exemplaire existant du film maudit "La Fin Absolue du Monde." L'intrigue tourne autour de cet unique film, dont la seule projection publique a provoqué des actes de violence et de folie par le passé au cours de son unique diffusion. Au cœur de ce mystère cinématographique se trouve un Ange. La quête de Kirby pour retrouver le film le conduit à travers une série de découvertes inquiétantes, exposant le pouvoir sinistre de "La Fin Absolue du Monde" et son lien profond avec une réalité déchirée.
Film d'enquête donc, sa structure se démarque un peu du reste de la production Carpenter. Pas de format scope à l'image, beaucoup de dialogues… Et pour autant on retrouve le maître : la composition des cadres est structurée et si on y parle beaucoup, c'est seulement pour dire ce qu'il faut. En fait le film économe et ramassé, dans sa durée et son image, semble fortement être un prolongement réussi de l'exercice l'antre de la folie.
"Cigarette Burns" devrait d'ailleurs être considéré comme faisant partie intégrante du cycle dite de la "Trilogie de l'Apocalypse". Il en constitue une extension en forme d'aboutissement, prolongeant le geste de "In The Mouth of Madness" ou même des visions d'horreur de "Prince of Darkness" comme le grand échalas asiatique scarifié qui fait beaucoup penser au triste délire du Calder mutilé par le Diable.
La notion de singularité y joue un rôle crucial : L'unique exemplaire d'un film maudit, l'unique expérience de sa diffusion.
La singularité elle-même, c'est le point de bascule avec l'Apocalypse. Le moment ou le paradigme change et submerge tout le monde humain que nous connaissons.
L'unicité, c'est aussi dans "Cigarette Burns" des gens qui s'isolent, s'enferment. Dans leurs châteaux, dans leurs petites salles de projection, dans leurs relations sociales (elles sont toutes tendues, désagréables). Ici on ne partage que si l'on y est contraint. Chaque échange entre humains existe car il est nécessaire, mais chaque personnage n'attend rien d 'autre que le dialogue cesse. Que l'on coupe.
Ainsi, si le film évoque des plaisirs, ceux-ci sont onanistes. Fétichiste de la matérialité du cinéma, et addicte au Perfect Shot.
Tout comme "la fin absolue du Monde", "Cigarette Burns" est un film dangereux.
L'En Quête
Le film opère comme une enquête, une quête de la vérité. John Carpenter cherche à révéler la vérité aux personnages et aux spectateurs. C'est une invitation à croire en l'existence du mal, pour mieux se confronter à lui de manière courageuse.
L'aspect méta du film est appuyé, mais ses effets de déraillement sont extrêmement parcimonieux.
Chaque fois que le tissu du réel semble se déchirer, que ce soit à travers des sauts brutaux dans la narration (Jump Cuts, Ellipses brutales) ou des altérations visuelles telles que les "cigarette burns" et autres éléments subliminaux, ces moments sont traités avec gravité par le spectateur. La transgression est tangible et véritablement dérangeante, car elle ne se présente pas comme une simple surprise (jump scare), mais comme un élément perturbateur qui bouleverse nos repères. Chaque pas dans ce chaos semble nous enfoncer plus profondément dans une situation sans issue. Un train fantôme où l'on ne rigole pas.
Cette transgression, c'est le méchant producteur de Snuff Movies qui en parle le mieux. Elle est précisément ce qui l'intéresse. Cette transgression dans le Snuff, c'est précisément le passage de frontière entre la fiction à la réalité, symbolisant un pacte diabolique qui a donné naissance au film "La Fin Absolue du Monde" mais aussi la contamination du film "Cigarette Burns" comme dans "L'antre de la folie"..
Les images que l'on voit
Le film explore également l'impact des images sur les individus. Avant même d'être confronté à la "fin absolue du monde," le protagoniste est tourmenté par les images de sa défunte femme.
La question sous-jacente concerne l'influence de ces images sur les gens : vont-elles les pousser à la violence, à l'automutilation ou à la libération d'un ange ?
Ici, observer (presque au sens de l'observateur en physique quantique) la transgression, c'est déjà transgresser.
La culpabilité se transmet désormais avec l'expérience et non plus par héritage.
Le mystérieux film "La Fin Absolue du Monde" est réputé pour rendre ses spectateurs fous, soulevant ainsi des questions sur la frontière entre l'art et la folie. Carpenter en profite se penche sur la capacité de l'art à transformer son public ("They Live"), à le confronter à des réalités troublantes. A le contaminer ou à la programmer.
Dans l'univers de Carpenter, personne n'est innocent (c'est la leçon de "The Fog") et le geste de l'ange à la fin du film est profondément émouvant. Il n'a pas besoin de regarder des films de Hawks pour s'éduquer à la dignité ou à la lutte contre le mal. Car il incarne lui-même la dignité, une figure martyre qui a enduré des souffrances pendant des décennies séquestré et qui deviendra celui qui sauve l'âme même du film "Cigarette Burns".
Original est l'Exceptionnel
Collectionner c'est archiver
Alors que la frontière entre la réalité et la fiction s'effondre, Kirby commence à percevoir ces fameuses marques de cigarette dans sa vie quotidienne, surgissant dans l'air autour de lui et lui projetant des instantanés de sa défunte femme. "Cigarette Burns" nait à une époque où la numérisation des supports était en train de supplanter les technologies de cinéma analogiques. Episode de l'anthologie "Masters of Horror", ce film initialement diffusé à la télévision puis distribué en DVD, témoigne de la puissance perdue des anciennes technologies médiatiques en embarquant avec lui les mutilation de rages dans le medium : images subliminales, jump cuts. Les coups de hâche dans la pelloche.
Les scènes se succèdent dans des plateaux de tournage, salles de montage, des salles de projection, des coulisses et des entrepôts d'archivage de films anciens.
C'est là que la question du numérique et le sujet principal du film : la collection, se rencontrent.
Il y a question de la quête du singulier. De l'Original. De l'Exceptionnel.
Est cher ce qui est rare.
La démocratisation des moyens du cinéma, de sa production à sa diffusion a mené à une profusion d'œuvres ("Content Shock") mais aussi paradoxalement à une certaine standardisation des contenus. A l'heure du dématérialisé, l'idée de collection (ou les archives de la cinémathèque française) évoquent quelque chose de caché, d'unique, rare et périssable. Un artefact (par la matérialité même du Cinéma et de ses moyens) qui est aussi un savoir connu uniquement de quelques initiés.
Et en réaction, un objet que tous les connaisseurs aspirent à posséder.
Cigarette Burns est une grande œuvre sur la frustration.
Sur des connaisseurs puceaux.
Des cinéphiles spécialistes devenus cinéphages en manque de film.
Des experts de choses qu'ils crèvent de ne pas vivre.
Les archives et finalement tous le slieux de cinéma dans "Cigarette Burns" deviennent des aimants pour des individus passionnés, parcourant le globe à la recherche de pièces rares, dotées d'une valeur historique ou culturelle inestimable.
Ce que l'enquête de Norman Reedus va mettre en lumière, c'est le pouvoir du cinéma lui-même grâce à sa valorisation, à la préservation, la documentation et à l'exposition de films archivés.
A l'ère du numérique, John Carpenter nous montre un cinéma de Mémoire. Un cinéma fait de gestes, de corps et de machines. Chaque élément étant le rouage d'un rituel, invoquant des plaisirs à la fois angéliques et démoniaques.
"Nous trouvons de tout dans notre mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux." Marcel Proust
Perfect Shot
La cigarette même du film est une transgression dans un Monde hygiéniste.
Fumer Tue
John Carpenter exploite la cigarette comme un élément de caractérisation dans ses films, en particulier dans le cas de Snake Plissken. Une dépendance volontaire comme marque d'indépendance.
Dans "Cigarette Burns" les personnages vivent l'expérience de la projection comme une dose de drogue. Ce sont des junkies.
Norman Reedus, entretient une relation complexe avec sa femme décédée. Il est hantée par elle. Elle est morte car ils étaient un couple de junkie qui se piquaient et elle décède d'une overdose.
C'est ce pécher originel qui fait que Kirby Sweetman a une double dette avec son beau-père (financière car ce dernier a prêté l'argent pour qu'il monte sa salle de cinéma, et de sang car c'est son beau-fils qui a injecté la dose létale dans le bras de sa fille). Ce geste de piquer sa compagne, de la contaminer, c'est exactement ce que fait le réalisateur avec nous spectateurs, en nous exposant à son film.
Cette relation du film à la drogue est ambivalente.
“La drogue est le nomadisme de l'exclu.” Jaques Attali
Elle est à la fois ce qui procure une sensation unique, les maintenant en désir de vivre, les libérant de la monotonie d'un monde commercial aseptisé. Mais la drogue est aussi une frontière franchie, ouvrant la porte à la fois au merveilleux et à l'enfer.
Elle est ce qui déprogramme l'humain prisonnier des conventions et des standards.
En anglais le plan c'est un "Shot"
Les plans dans les films de Carpenter sont perçus comme des coups de poing, sophistiqués, épurés et travaillés. Ils sont l'équivalent d'un "shoot" de drogue cinématographique. Dans l'économie filmique de Carpenter, le montage, bien que nécessaire pour maintenir la cohérence du film, est secondaire.
Ce sont les plans qui véhiculent l'impact. Le véritable enjeu chez John Carpenter réside dans la réalité capturée à travers la caméra, le sang versé au tournage pour charger la pellicule, bien plus que dans l'assemblage avec la coupeuse et la colleuse des morceau de film imprimé.
L'aperçu
C'est une grande subtilité d'aborder le thème du snuff et de tenter de représenter l'apex de la transgression à l'écran sans recourir à une surenchère de violence graphique. L'idée de priver l'ange de ses ailes est l'une des plus mélancoliques et magnifiques que j'ai jamais rencontrées.
Tout comme la drogue et l'addiction, Il y a un rapport au compulsif dans "Cigarette Burns". Tous ces gens se gavent de films, se shootent aux plans choquants pour ressentir quelque chose.
Le personnage de l'Ange incarne ce qui était présent dans le cinéma de ses origines, une fenêtre vers l'absolu. Un portail vers le merveilleux la figure de la dignité des mythes. C'est cela que le cinéma d'exploitation et la télévision d'horreur ont amputé de ses ailes pour en faire des produits de marketing dévitalisés, aussitôt oubliés, ne laissant derrière eux qu'un désir inassouvi de consommer rapidement le suivant.
Tout était déjà là.
Chez Carpenter, la menace vient toujours du passé. Du Déjà Là.
Ici par exemple, dès la première séquence, on ces plans avec Udo Kier face caméra et derrière lui, dans la zone de léger flou, une paire d'ailes majestueuse. Une paire d'aile qui ne peut pas provenir d'une créature connue.
Nos yeux le voient, notre cerveau pose la question.
Mais rien en nous ne veut répondre à cette question du sacrilège ultime.
Seuls les anges ont des ailes
C'est une évidence. C'est aussi le titre d'un film de Howard Hawks que John Carpenter a eu en projet de remaker.
Dans "Cigarette Burns", variation singulière du style minimaliste de la construction en creux de John Carpenter, tout n'est qu'aperçu. On ne verra jamais "La fin Absolue du Monde" mais on en percevra des morceaux.
On pourra alors se rassurer, se dire qu'on a pas vraiment touché au gâteau. Que ces ailes à l'arrière-plan on ne les a pas vraiment vues.
Mais la vérité c'est que tous ces aperçus, ce travail sur le subliminal, ce minimalisme parfaitement Carpenterien, font de "Cigarette Burns" une bande annonce de l'apocalypse qui vient : nos âmes tendent vers ça.
Avec ou sans consentement nous avons consommé.
Puisque le film nous a volé notre innocence, nous sommes complices.
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Filmo de John Carpenter :
• Halloween : Citrouille Mécanique
• Fog : Le mérite en héritage
• NY 97 : Level Design
• Prince des Ténèbres : Inversion
• Jack Burton : Le Labyrinthe Lao Pan
• Invasion Los Angeles : La lutte c'est classe