Attendre un film qui nous tient à coeur nous donne l'occasion de ressentir des sentiments contrastés. Si cette attente peut être envisagée de manière toute enfantine comme l'arrivée de la matinée de Noël, la frustration peut aussi s'inviter, surtout en sachant que le film, déjà sorti, est inaccessible sur grand écran.
Et on se prend aussi parfois, en pareille situation, à douter. Si les notes de nos chers éclaireurs tombent, plus dithyrambiques les unes que les autres (c'est pour cela que je les ai choisis, après tout), les frigides sempiternels, au détour d'une critique survolée, dénonçaient, sans surprise, la primauté de la forme sur le fond, l'ostentation supposée ou encore les parentés avec une certaine Amélie de Montmartre, basées sur une couleur de filtre (?), une caractérisation similaire (re ?) ou un simple air d'accordéon (???). Comme si l'ami Jeunet avait privatisé l'instrument...
Eh ! Les gars ! Vous savez que cette chère Yvette Horner est passée bien avant Jean-Pierre et Yan Tiersen ! Non ?
Mais sans doute n'avons-nous pas vu le même film.
Enfin, surtout, sans doute n'en avons-nous pas retenu les mêmes choses.
J'ai enfin pu le voir, La Forme de l'Eau. Au prix d'une après-midi de congés, d'une délocalisation, d'une dîme des plus prohibitives (10 euros 40 !), et de la fréquentation d'un multiplexe vide aussi froid et impersonnel qu'un couloir d'hôpital.
Mais au moins, lui, il le diffusait, La Forme de l'Eau, un comble quand rien que le mot multiplexe, de nos jours, représente l'antéchrist de la culture bon chic bon genre.
Une culture à deux vitesses, voire discriminatoire. Mais cela est un autre débat.
Les frigides susnommés mettaient en avant une démonstration balourde, une rencontre superficielle et fugitive, qui n'allait pas sonder les débuts de la relation. Je les ai soupçonnés d'avoir bien roupillé pour le coup.
Certes, La Forme de l'Eau, il ne faut pas se mentir, se montre moins terrassant, moins définitif que Le Labyrinthe de Pan, s'imposant comme le magnum opus de son réalisateur. Mais comme toujours, Guillermo, derrière sa caméra, signe une véritable déclaration d'amour au medium cinéma. De celles qui vous emportent dès sa première séquence, aquatique, en forme d'il était une fois, où tout semble comme figé dans un ballet éternel, comme en suspension. Tout comme cette Amérique du début des années 60 engoncée dans son image parfaite dont presque tous les personnages du film sont exclus. Cette Amérique trompeusement parfaite, qui pourrit de l'intérieur comme les doigts du personnage de Michael Shannon, qui rejette la différence quelle qu'elle soit. Cette époque immobile, tournée vers une modernité de façade, constitue un véritable piège pour tous ces laissés pour comptes, ces anomalies, ces handicapés qui peuplent le film.
Le merveilleux, lui, est toujours là, tout comme la magie, la générosité et l'imaginaire du bonhomme. Mais quelque chose diffère. Au début indéfinissable. Comme si Guillermo avait grandi. Autrefois irrigué par l'enfance brisée, l'oeuvre de Guillermo, comme Crimson Peak l'avait entamée, se concentre sur des enjeux propres à l'âge au dessus, plus "matures". Plus politique dans cette Forme de l'Eau. Tout en ayant gardé cette fraîcheur et cette sincérité, que les frigides qualifient généralement de mièvre, raccourci facile gommant la délicatesse constante, ainsi qu'une certaine idée du romantisme chère à Guillermo Del Toro.
Le meilleur exemple en est cette rencontre. Fugitive, sensible, celle qui conduit à voir dans l'autre non pas sa différence, mais ce qui le porte dans son humanité, conduisant à l'empathie. La souffrance et la douleur en écho au silence et à l'incommunicabilité, ces deux là s'envisagent, s'apprivoisent, communient le temps de scènes magiques touchant par instant au sublime, à 'image indélébile, au trait de lumière d'une beauté désarmante. Et dans l'étreinte de cette Belle atypique et de cette Bête qui ne se transformera jamais, ultra typée Universal, aussi animale que suscitant l'empathie. C'est donc tout ce que Del Toro est qui irrigue La Forme de l'Eau, forme multiple qui malaxe nombre de genres distincts le temps de son intrigue inéluctable. Toujours avec la même minutie, la même attention au détail, le même goût des couleurs la beauté des images, le côté tactile des textures, allant de la porosité du béton à l'écaille des peintures ou l'humidité d'un épiderme.
L'amour de Del Toro transpire aussi quand il s'attarde sur son monstre, dont l'allure oscille entre la faiblesse et la majesté d'un dieu, la violence la plus brutale et la douceur la plus infinie. Un monstre qui semble animé, dans les reflets bleutés de ses écailles d'une photographie délicate, de milliers de galaxies. Un faux monstre qui rejoint immédiatement dans son panthéon les fantômes de l'Echine du Diable ou de Crimson Peak, le faune ou le Pale Man du Labyrinthe de Pan. Et au delà, c'est tout l'amour d'un genre que le réalisateur exprime, dans une déclaration lyrique, alternant les moments touchants avec les irruptions d'une violence graphique brute et animale.
Le tout dans une relation autre, où la communication, minimale, se suffit à elle-même, évoluant de la compassion, d'une volonté de protection vers quelque chose touchant aux sentiments les plus purs. Reléguant de facto Strickland, tout comme Vidal naguère, au statut de véritables monstres : les plus (in)humains, les plus implacables, les plus irrécupérables.
La Forme de l'Eau, c'est avant tout la forme de l'amour : la plus puissante, la plus inattendue, le plus malléable et belle, et candide.
Tout cela fait de ce long métrage une nouvelle réussite de la part de l'ami Guillermo, enquillant les scènes les plus scotchantes, les plus lyriques, les plus travaillées au service d'une oeuvre qui parle une nouvelle fois au coeur. Sincère, touchant, magnifique, La Forme de l'Eau valait largement l'attente. Aussi frustrante et déceptive pouvait-elle être.
N'en déplaise aux habituels frigides et aux Laurent qui aiment de moins en moins le cinéma.
Behind_the_Mask, qui regardera dorénavant l'étal de son poissonnier d'un autre oeil.