Critique initialement publiée sur CloneWeb.net
En quelques films, au début des années 2000, Guillermo del Toro s’est vite imposé comme un réalisateur incontournable. Révélé au grand public grâce à Blade 2 -le meilleur film de la saga- puis grâce à son adaptation du héros de Mike Mignola Hellboy, ce fou de monstres et de fantastique fait exploser son talent avec l’incroyable Labyrinthe de Pan sorti en 2006. Offrant à Sergi Lopez son meilleur rôle, Del Toro mêlait avec une habileté folle la réalité de la Guerre d’Espagne en 1944 avec sa version fantasmée d’Alice au Pays des Merveilles dont certaines scènes, parfois brutales, parfois riches en émotions, restent dans les mémoires. Un peu plus de dix ans plus tard, le réalisateur renouvelle l’exploit avec The Shape of Water.
Si on en croit les quelques indices glissés dans le récit, nous sommes autour de 1960 quelque part près de Washington. Elisa, muette, vit dans un appartement qu’elle partage avec un artiste et ses chats au dessus d’un cinéma. Elle travaille de nuit dans ce qui semble être une base militaire ou un laboratoire secret, endroit mystérieux où “le gouvernement” va emprisonner une créature marine humanoïde, sorte de croisement entre Abe Sapien et la Créature du Lagon Noir. Elle va apprendre à communiquer avec lui et ils vont s’apprivoiser mutuellement. Mais ce sera sans compter sans l’horrible directeur du centre qui, sous les ordres d’un général et en pleine guerre froide, a d’autres projets en tête.
Dans l’esprit, Del Toro reprend ce mélange entre fantasy et réalité qui avait fait la magie du Labyrinthe de Pan, à travers la créature interprétée une nouvelle fois par Doug Jones (qui était déjà Pan et Abe) et le contexte historique dans lequel se déroule l’histoire. Mais l’époque et l’environnement de l’héroïne permettent au fond tout autre chose. The Shape of Water est avant tout une magnifique histoire d’amour entre deux êtres incomplets, deux personnages atypiques qui ont du mal à trouver leur place dans le monde actuel. On ne peut donc qu’y voir une résonance avec les années que nous traversons tant les “minorités” ont la part belle de l’histoire, entre la jeune femme muette, son colocataire gay ou sa collègue de travail afro-américaine. Une scène de bar est particulièrement marquante quand on la découvre quelques semaines seulement après les évènements Charlottesville.
On est d’autant plus dans un film de l’ère Donald Trump que cette version moderne de la Belle et la Bête démontre que l’amour n’a pas de forme, qu’il peut toucher tout le monde, nous entourer, nous remplir. Prendre le forme de l’eau. Elisa tombe amoureuse d’une créature sans que ça soit prévu. L’amour n’a pas de genre, ni de frontière. En cela, à une époque où certains veulent construire des murs, The Shape of Water est un pont, un pont dont la construction est racontée du point de vue d’une femme forte mais incomplète qui trouvera sa voix (oui, avec un “x”) grâce à cette créature aquatique aux allures d’immigré.
De voix il est question à travers le personnage -muet, rappelons le- de Sally Hawkins. La comédienne vue notamment dans Blue Jasmine de Woody Allen mérite une montagne de récompenses pour son interprétation du personnage d’Elisa, toute en douceur et en retenue et portée par la musique. Guillermo del Toro utilise la musique dans son récit pour lui donner un rythme dingue et nous permettre de comprendre un personnage qui ne parle pas. La télévision, le cinéma et les comédies musicales ont une place importante dans The Shape of Water, à commencer par le film “Mardi Gras”, la comédie musicale avec Pat Boone et Christine Carère sortie en 58. N’oublions pas non plus de mentionner le très prolifique Alexandre Desplat, dont la partition rappelle souvent la France, et qui se révèle être l’un de ses travaux les plus inspirés.
Mais Guillermo del Toro ne s’arrête pas là. Non content d’écrire avec l’aide de Vanessa Taylor un film d’une richesse thématique incroyable (le nombre de sujets et la facilité avec lesquels ils sont abordés dans les soixante premières minutes du film sont déconcertants), il livre sa plus belle réalisation depuis Le Labyrinthe de Pan. Le choix des cadres et la photographie de Dan Laustsen (avec lequel le Mexicain avait déjà collaboré sur Crimson Peak) sont à tomber à la renverse. On se prend à avoir les yeux humides quand le réalisateur filme simplement deux gouttes d’eau glissant sur la vitre d’un bus.
Vous l’aurez compris, on est donc loin de ce qu’on pouvait prendre pour une “origin story” consacrée à Abe Sapien – la créature est d’ailleurs très en retrait par rapport à l’héroïne de l’histoire, véritable coeur de l’intrigue et pratiquement de toutes les scènes – sauf quand Del Toro a besoin de lacher son point de vue narratif pour se concentrer un peu plus sur le salopard (le monstre !) incarné par un Michael Shannon impérial.
Parfois drôle, jamais cynique, aussi bien rythmé que foisonnant d’idées, toujours beau, The Shape of Water est l’un des meilleurs films de son réalisateur. Grâce à l’interprétation magistrale de Sally Hawkins et à l’intemporalité des thèmes abordés, il a tout pour rafler des prix partout où il sera diffusé. Et ce sera largement mérité.