J'avais écrit il y a peu une critique consacrée au film Intervista, proposée sur Senscritique, dans laquelle j'affirmais, qu'après la fin de Cineccitta et avec les contraintes d'un cinéma bankable et formaté, il n'y aurait plus jamais de films à la Fellini.

http://www.senscritique.com/film/Intervista/critique/22321409

C'est le moment choisi par Paolo Sorrentino pour proposer un remake flamboyant de la Dolce Vita, bien plus même, avec des références presque explicites à Fellini Roma, à Huit et demi et même au dernier Fellini avec ... Intervista. Le héros de Sorrentino, Gep Gambardella /Toni Servillo, est ici un spécialiste haut-de-gamme de l'interview pour revues branchées et les deux grandes interviews programmées dans le film (celle de l'artiste performeuse, au terme d'une séquence à l'humour ravageur, et celle à la fin du film, de la sainte) ... avortent assez lamentablement.

On traverse ainsi les années, des errances de Marcello Mastroianni dans la Dolce Vita ou dans Huit et demi à celles de Gep Gambardella, entre des nuées de femmes, entre soirées orgiaques et petits matins embrumés, entre dialogues oiseux, prétentieux et vains, avec des multiples images de fontaines antiques (mais sans naïade ...), entre gourous de la chirurgie esthétique et religieux bien intégrés entre bouffe et baise, entre femmes plantureuses et fardées comme des pots de peinture (une habituée, très vieillie, bouffie et accro aux lignes de coke pourrait même évoquer Anita Ekberg), des références aux fantasmes récurrents du maître, la naine et la géante (représentée ici par une girafe en 3D !), de multiples défilés de mode (où les ecclésiastiques sont très présents), avec même un passage d'hélicoptère quasi subliminal. La référence la plus évidente et la plus subtile renvoie à une scène culte de Fellini Roma. Anna Magnani, lors d'un passage de quelques secondes, balançait à Fellini en personne une apostrophe inoubliable -"Il est tard; va te coucher, Federico." Dans la Grande Bellezza, c'est Fanny Ardant qui envoie la réplique à un Gambardella un peu déboussolé, presque dans les mêmes termes.

Gep Gambardella est un des piliers de cet univers mondain et vain, décadent. Sans réellement entrer en empathie avec le spectateur (son port, son cynisme, sa coiffure ...), il parvient néanmoins à se démarquer de ce monde - par une distance ironique (avec la performeuse), ou même cruelle (avec la mondaine /communiste / romancière / mère, qui ne l'avait certes pas volée), par des éclats de goujaterie (après une nuit d'amour approximative), par une dérision qu'il parvient à tourner contre lui-même (son regard sur son "oeuvre" unique, un roman publié quarante ans auparavant, et très vanté par ses amis ...). Cette agressivité, maîtrisée traduit à l'évidence un malaise profond face au mode de vie dans lequel il est enfermé.

Ce rejet prend peu à peu un tout autre aspect - dans lequel le cynisme finit par s'effacer - avec la possibilité d'une rédemption, l'appréhension d'un univers autre où la beauté et l'émotion prédominent : les larmes impossibles à contenir lors d'un enterrement (alors même qu'il venait de réaliser une parfaite démonstration de cynisme agréé lors de la présentation de ses condoléances à la mère du mort); la rencontre quasi platonique avec une femme plus très jeune, différente, projetant par le strip tease son corps à distance d'elle-même, condamnée par la maladie et morte bientôt (avec une belle ellipse), l'évocation, progressivement reprise, avec des mots toujours retardés, de son amour éternel de jeunesse.

Mais il y a quelque chose d'impossible dans la recherche de la pureté perdue, dans l'évocation permanente et assez désespérée sur la fuite du temps : la présence constante des musées, des statues antiques, qui demeurent dans la ville éternelle (si belle qu'elle peut provoquer par sa beauté la mort de touristes japonais cardiaques !); le long travelling, qui conduit sur une scène de bal totalement déprimante dans une prairie, entre couples dansants, très vieux et très lents; l'exposition de milliers de photomatons de lui-même, prises à chaque jour de son existence, affichées sur des colonnes antiques, par un artiste photographe, un peu à la façon des autoportraits de Van Gogh ou de Hodler, mais revisités par Andy Warhol. La femme dont Gambardella était amoureux fou vient de mourir, on vient de lui apprendre, et le mystère de leur relation, relaté dans son journal intime, jeté par son mari, est désormais perdu. Les morts s'enchaînent, pas moins de trois consécutivement, touchant des personnages bien plus jeunes que lui. Retour en arrière impossible ?

A aucun moment, dans le flot de critiques à l'encontre du monde dans lequel il surnage, la jeunesse n'est visée. Elle est victime ou image perdue. Il reste une image assez déconcertante - celle de la petite fille, peintre prodige, contrainte à peindre, dans cet univers en trompe l'oeil,dont la performance (balancer des seaux de peinture sur une toile avant de se battre contre la toile) n'est pas sans rappeler l'imposture de la performance initiale, dénoncée par le film et par Gep Gambardella. On peut lire ce passage tout à fait autrement - car l'oeuvre finalement produite, découverte de façon presque subliminale, un peu plus tard , est un très beau tableau. Et on pourrait presque voir dans l'image de la fillette, manipulée mais en révolte, et tellement artiste à l'arrivée, une métaphore, infiniment narcissique certes, de Sorrentino lui-même - jeunesse, révolte, rédemption par l'art ...

Cette double évocation de la beauté et de la pureté, et celle de la décadence est portée par une fusion de sons, de musique, hurlante ou reposée et surtout d'images magistrales. On en retiendra une, sans doute une des plus belles - dans un paysage de mer et de calanques, celle du sillage d'un bateau, passant au-dessus de Gep Gambardella, une immense traînée blanche, presque abstraite sur fond azur. A l'image suivante, Gambardella réapparaît après un plongeon salvateur, mais sous les traits de lui-même ... en jeune homme.

L'eau omniprésente, en leitmotiv permanent, l'eau des fontaines, du fleuve, de la mer, constitue sans doute la meilleure traduction de ce désir de rédemption.

La fin du film, avec l'arrivée de la sainte, une religieuse plus momifiée que vive de 103 ans, a failli réduire à néant tout le plaisir accumulé depuis le début du film. Entre une complaisance assez pénible (les gros plans répétés sur le visage parcheminé et surtout sur les chicots), l'extrême ambigüité du message, que je ne suis toujours pas parvenu à démêler : critique appuyée de la religion, dans le ton du film ou au contraire respect marqué pour la "vraie" foi - on croit que la religieuse est morte alors qu'elle ne fait que dormir (et ronfler !), on la croit muette après l'annulation de son interview et elle prononce une sentence philosophique et définitive dont je ne suis pas sûr qu'elle soit ridicule ("je mange des racines parce que les racines sont importantes"), on la croit incapable de marcher alors qu'elle va escalader, et à genoux, les escaliers d'un lieu sacré. En dépit de traits d'humour certains (la "lévitation" grotesque de la religieuse, les accoutrements de tous les "disciples" présents lors de sa pseudo conférence), du visage et des mimiques pour le moins inquiétants de Vernon Dobtcheff en imprésario, d'un envol surréaliste de flamants roses dans le ciel romain, tout ce passage est interminable et assez insupportable. De même la morale finale, très verbale (en contradiction avec l'esprit du film et avec elle-même puisqu'elle évoque, de la façon la plus critique, le "blabla"), à la fois trop explicite et confuse, contribue-t-elle à plomber un récit jusqu'alors ouvert, délirant et brillant.

On retiendra une autre ambigüité, bien moins lourde et bien plus fine : on ne saura jamais vraiment si Gep Gambardella écrira, quarante ans après, un nouveau roman. Son ultime sourire, entre bonheur en attente et touche d'ironie est impossible à interpréter. Quarante ans après ? Fellini Roma est sorti en 1973 ...! Cet hommage à Fellini (même si je persiste à trouver Fellini à la fois moins cynique et plus magique) se veut donc délibérément optimiste. On s'en tiendra donc à ce retour à Fellini (le terme de retour convient assurément mieux que celui d'hommage, mortifère et très peu adapté au film), aussi imprévisible que magistral. Le retout en arrière serait donc possible ...
pphf

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