L’Excelsior est une salle de quartier, notre quartier. J’aime sa gueule « années trente » ou « Front populaire », celle des pierres de taille, du noir et blanc et de l’éducation populaire. La caisse a été informatisée, les ouvreuses sont rivées à l’entrée, l’entracte et les informations ont disparu, les sièges ont été modernisés, le son est excellent, seule la façade patinée faux-théâtre-grec est restée en l’état. Nous l’aimons ainsi. Nous nous y retrouvons deux fois par mois.
Moussa est guinéen. Il a fui le tyran local en 1968. Moussa est le cinéphile le plus complet qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il vit de cinéma depuis toujours, ou presque. C’est l’Excelsior qui nous a réunis. Sa silhouette sombre et sa grande taille hésitante m’intriguaient. Nous entrions parmi les premiers : je m’installais au fond, légèrement sur la droite, lui de l’autre côté. Nous sortions les derniers, attentifs jusqu’aux ultimes lignes du générique. Toujours seuls. L’ouvreuse nous gratifiait du même sourire. Notre légitime jalousie nous rapprocha. Nous nous saluâmes et nous retrouvâmes dans la brasserie la plus proche. Depuis, nous observons un rite immuable : nous rejoignons notre table, le serveur dépose deux bières et nous parlons. Je crois savoir qu’il est fonctionnaire. J’ai dû, à l’occasion, lui parler un peu de moi. L’essentiel est ailleurs, nous nous retrouvons dans notre passion commune. Moussa sait tout. J’estimais être un amateur averti, mon seul orgueil. En quelques semaines, Moussa m’a ouvert un nouveau monde : il m’a fait découvrir des cinémas différents, de nous tous inconnus.
Il est né en brousse. J’imagine une terre brûlée ou détrempée, une alternance de canicules et de trombes d’eau… son village et la petite ville toute proche... dans la ville, un cinéma hebdomadaire. L’opérateur était un cousin. Moussa l’aidait à préparer les bobines : les bandes usées exigent de délicates manipulations. Il contrôlait les tickets et nettoyait la salle. En contrepartie, il assistait aux séances. Il y a découvert le monde. D’abord le cinéma français, la puissance occupante, puis le cinéma américain, le nouveau protecteur.
Un film aimé, vu et revu, étudié et comparé, quitté puis retrouvé, s’apparente à une présence amicale, un compagnon fidèle, pour la vie. Nous nous sommes découverts des affections communes. Les Fantomas de René Navarre, Fanfan la Tulipe, La chevauchée fantastique étaient nos copains d’enfance. John Wayne était notre dieu. Puis, nous cultivâmes des relations plus sérieuses, apprivoisées petit à petit. Quelles étaient les meilleures ? Les personnages de La grande illusion, sans discussion ; ou plutôt si, nous les avons sélectionnés après des centaines d’heures d’âpres négociations. Nous étions tour à tour Boëldieu, Maréchal ou von Stroheim. Nous avions connu la même difficulté à retenir le nom Rauffensein : Gabin était Maréchal, von Stroheim restait von Stroheim. Nous pleurions la fleur coupée. Nous aimions leur grandeur d’âme. Cette notion désuète lui était apparue très tôt, même si l’enfant noir ne comprenait pas tout, moi non plus d’ailleurs. J’étais Maréchal, j’aimais sa simplicité et sa gouaille. Il était Boëldieu, si fier et si droit. Moussa est un aristocrate, un prince en son pays.
Le concept de guerre lui posait un problème. Rares étaient les anciens tirailleurs, ils parlaient peu et jamais aux enfants. Il lui restait le cinéma et les productions américaines à la gloire des GI. Il chérissait Aventures en Birmanie et L'enfer des hommes avec Audie Murphy, qu’il estimait méconnu. Cette débauche de métal, avions, chars et canons, effrayait les enfants. Leur langue ne possédait pas de mot pour les qualifier. Les anciens assuraient que les « machines » (en français) n’étaient pas des démons, le terme soussou le plus proche, mais que les hommes qui les montaient étaient possédés. Ils n’en étaient que plus terrifiés. Les vieux interdisaient les films aux plus jeunes.
L’indépendance coïncida avec un changement d’alliance. Du jour au lendemain, les bobines, en provenance de la capitale, devinrent russes et rarement sous-titrées. Ils s’extasièrent devant Lénine, l’Armée Rouge, la capitulation de Berlin… Le cuirassé Potemkine, l’Ivan le terrible de Serguei Eisenstein, l’immense Nikolaï Tcherkassov. Le régime s’apaisa. Ils découvrirent les non-alignés : des films arabes, latino-américains et indiens.
Imaginez une salle africaine. Des murs en terre battue, quelques tôles rouillées en guise de toit, la pluie annule les représentations, une odeur tenace d’urine. Des fauteuils au premier rang pour les vieux, ils contrôlent et coupent si nécessaire. Des bancs branlants pour les adultes. Les jeunes autour, assis ou debout. Nul besoin de publicité ou d’extraits des prochains films, le succès de l’unique séance hebdomadaire est assuré. Pas d’informations, le président préfère s’exprimer à la radio, le cinéma est fermé quand le Grand homme parle. Le cousin annonçait le programme la veille. Les jeunes rêvaient toute la soirée sur l’énoncé du titre…
Le jour se lève, si lentement. L’heure tant attendue survient. La salle se remplit, les poules s’échappent en piaillant. L’assemblée est sage, les vieux sont là. Le mécanicien lance le groupe électrogène et la pièce s’illumine. Que c’est beau un cinéma dans une ville sombre ! C’est unique. Si l’essence vient à manquer, les spectateurs seront invités à se cotiser. Ils payent toujours ! La tension monte. C’est parti. Les spectateurs participent. Le film peut se couper, les bobines manquer ou se mélanger, peu importe. La salle accompagne le héros, tremble pour la belle, conspue le méchant, chante au premier et seul baiser, censure oblige. La salle crie, pleure, chavire, joue. Un acteur peut transporter la foule et prétendre à dix rappels. La nuit est tombée, Fresnay aussi. Il restera pour tous, jusqu’à la prochaine séance, l’ami lointain et perdu.
Moussa a fui son pays. Attiré par Boëldieu, il a choisi Paris. Il a découvert les grands écrans, la couleur et la stéréo. Il n’a pas rencontré Fresnay, mais y est devenu mon ami.