Nous sommes en 1917, le matin du 6 avril, le printemps chantonne, quelques personnages vivent leur vie, un ouvrier, un serveur, un fils à papa, et puis la nouvelle tombe : Les Etats-Unis entrent en guerre suite à la décision des Teutons de poursuivre leur guerre sous-marine à outrance.
Le film raconte, merveilleusement, la vie de ces trois troufions qui s’engagent à l’armée, enfin, surtout du fils à papa, parce qu’il fallait bien un héros et que la laideur des deux autres ne laisse pas place au doute. L’arrivée en France dans une petite ferme sera l’occasion de faire la connaissance de Mélisande, une petite autochtone qui, sous sa défroque de gitane mal lavée, laisse entrevoir quelques menus avantages dont les trois bougres voudraient bien profiter… Ne croyez pas pour autant que la vie en campagne soit de tout repos, il y a le fumier à dégager à coups de pelle dans la cour, las ablutions à faire à la rivière, et le moindre débordement peut entraîner une réplique sévère de la police militaire, voire la dégradation pure et simple…
John Gilbert est aujourd’hui plus célèbre pour sa réputation de loser pathétique que pour son jeu d’acteur. Abandonné au pied de l’autel par Greta Garbo, la carrière brisée au parlant par un Louis B. Mayer vindicatif et une voix prétendument de fausset et mort foudroyé par l’alcool à 35 ans, on pourrait presque en faire un film, un muet, tiens, avec Dujardin dans le rôle, mais ça risque d’être assez mauvais… En 1925, par contre c’est un jeune premier au sommet, le type même du mâle américain créé de toutes pièces par Mayer pour lutter contre l’arrivée de Rudolph Valentino et la vaincre par un surcroit de virilité aujourd’hui bien relatif.
Dans cette énorme production de la MGM, John tient le rôle de sa vie, c’est-à-dire qu’il arrive à être supportable, ce qui est déjà beaucoup et finira même par émouvoir, ce qui semblait impossible.
Pour lui donner la réplique, une petite lilloise, Renée Adorée qu’elle s’appelle pour faire joli, une enfant de la balle qui réussira à Hollywood, passant même le couperet du parlant avant d’être rattrapée par une tuberculose impitoyable. Elle est mignonne tout plein, ce n’est pas Janet Gaynor ou Lilian Gish, mais bon, dans le rôle de la petite bouseuse française, ça passe gentiment.
Sans être transcendante, l’interprétation ne gâche rien, les seconds couteaux ont la trogne idoine, et on se surprend assez vite à suivre en camarade l’épopée de nos trois larrons.
A l’époque, King Vidor n’était pas encore le démiurge tout puissant expert en fresques gigantesques, il n’avait pas non plus encore atteint l’incroyable perfection technique de La Foule, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’en rapproche autant que possible.
La Grande Parade est un film infiniment plus spectaculaire que tout ce que Peter Jackson réalisera dans son existence mis bout à bout. Je crois que je n’avais jamais vu un convoi militaire de cette ampleur, et je ne parle pas ici de pixels multipliés à l’infini. Jamais vu une marche de fantassins pareille non plus… Avec des moyens gigantesques, Vidor parvient à la fois à réaliser une épopée guerrière sans concession qui se révèle être ce qu’on a fait de mieux ou presque sur la grande guerre, et aussi à raconter une très chouette histoire d’amour bucolique en diable qui permet ici un contraste saisissant.
Cent-quarante-et-une minutes qui filent sans jamais se faire sentir, des moments d’une drôlerie parfaite, des détails de vie adorables, de la passion, de l’épique, un mélo flamboyant avec la guerre comme responsable et une cave à vin française laissée sans surveillance, que demander de plus ?
La bande-son de ce que j’ai pu voir est un concentré ravissant de musiques traditionnelles françaises et américaines habilement jouées à bon escient, on se prend à siffloter avec eux, à chanter parfois en sourdine et on a vite fait d’oublier parfaitement que le film est muet.
Il semblerait que La Grande Parade soit un peu oublié par ici, c’est dommage, parce que s’il n’atteint pas les sommets ultérieurs du maître, il mérite beaucoup plus que cette triste et injustifiable ignorance.