Ceci est la démonstration d'un spectateur marqué par l'image d'enfance d'un homme
"Est-ce qu'au cinéma j'ajoute à l'image ? - Je ne crois pas ; je n'ai pas le temps : devant l'écran, je ne suis pas libre de fermer les yeux ; sinon, les rouvrant, je ne retrouverais pas la même image ; je suis astreint à une voracité continue ; une foule d'autres qualités, mais pas de pensivité, d'où l'intérêt pour moi du photogramme"
Roland Barthes dans La Chambre Claire
La Jetée est un film hybride : « photo-roman », comme le revendique son auteur, et pourtant avant tout film, de 26 minutes, avec les avantages et quelques rares inconvénients qu'induit le cinéma. De ce mélange ressort, comme on va le voir, une forme de pensivité, une pensivité guidée.
On peut lire La Jetée comme une nouvelle. L'histoire est alors parfaitement limpide. Il n'y a pas un seul détail de la narration qui n'ait pas été écrit, de sorte à n'être compris qu'avec l'image. Pourtant, Chris Marker fait le choix d'illustrer son histoire : pourquoi ?
Le film commence de façon tautologique : deux panneaux ; par-dessus ces panneaux, une voix lit ce qu'il y a marqué. On dirait qu'image et voix sont alors deux instruments en train de s'accorder. Car c'est une partition complexe qui va être jouée, et le texte va évidemment être bien enrichi par les images.
La Jetée n'est pas que le récit d'un homme qui effectue des voyages temporels : c'est également un film qui donne à voir l'inconscient d'un personnage, et qui réfléchit à comment représenter le souvenir d'une personne à un instant donné. C'est là, à mon avis, que ce film est un chef d'œuvre : jamais on n'a su représenter le souvenir de façon aussi réaliste. Il fallait pour cela un photo-roman, qui soit animé par un montage de cinéma.
Le montage mime donc la subjectivité du héros, il transporte le spectateur dans « un musée qui est peut-être celui de sa mémoire », comme le propose le narrateur. Chris Marker travaille en effet à une archéologie du souvenir de son personnage. Il y a hiérarchisation, entre les souvenirs très anciens, et ceux que le personnage vient à peine de créer. Ainsi, une séquence du film est particulièrement troublante : c'est tout au début des expériences, lorsque l'on voit des images passées du personnage, qui ne contrôle pas encore bien sa mémoire. On voit alors le visage d'une autre femme que celle qu'il va chercher, rencontrer et aimer pendant tout le film. Cette femme s'efface devant celle du film, cette « fille qui pourrait être celle qu'il cherche ». Le texte précise alors : « D'autres images se présentent ». Et là, les images complètent le texte, elles permettent de l'interpréter. Parce que ces autres images, ce sont celles de statues. Ces statues, ce sont peut-être des souvenirs fossilisés, maintenant disparus de la mémoire, comme le sera bientôt l'image de cette ancienne compagne que l'on a vue l'espace d'une seconde. En revanche, les souvenirs récents, qui remplacent les statues du passé, se traduisent par leur vivacité. Lors des rencontres entre « notre héros » et « la femme », il arrive fréquemment que l'on voie plusieurs plans successifs qui se trouvent être des variations autour d'une même image ; un bref mouvement seulement fait la différence. Et selon la durée du moment et l'importance du souvenir pour le personnage, il y a plus ou moins d'images répétitives. Le paroxysme, le souvenir le plus vivace, on le trouve dans la scène où la femme dort, et que le héros la regarde. Après un nombre considérable d'images la montrant dans toutes les positions du sommeil, une courte séquence en mouvement, la seule du film : le souvenir est encore si fort qu'il s'anime. Finalement, le « souvenir d'enfance » dont l'histoire est racontée, cette « scène qui le marqua par sa violence », prend la forme du traumatisme : d'abord, une image de vingt-cinq secondes, bousculée par un violent enchaînement de six autres images.
Et ce souvenir d'enfance traduit la vision subjective du personnage. Preuve en est une image, que l'on ne comprend que plus tard. En effet, après le long arrêt sur le visage de la femme, il y a « un bruit très fort », comme le dit la narration, et un plan sur un avion dans le ciel. A première vue, rien d'exceptionnel, puisque l'on se trouve dans un aéroport. Mais en réalité, puisque l'on apprend à la fin que cet instant, « c'était celui de sa propre mort », on peut se demander si cet avion n'est pas ce que voit le personnage lors de sa chute. Cette séquence se termine sur un plan flou sur un avion qui décolle, probablement la dernière chose que voit le personnage avant de mourir.
La subjectivité des images qui nous sont fournies est également visible dans d'autres images surprenantes, qui ne sont pas dictées par la voix. Ainsi, par exemple, dans les couloirs de Chaillot, cet insert impromptu dans la continuité de l'histoire : une image sur laquelle on peut lire « tête apôtre », qui semblerait être un détail qui obsède les personnages sillonnant ces couloirs.
Et puis, de façon plus évidente, la subjectivité est bien sûr marquée par le fait que l'on entende les battements du cœur du personnage à certains moments. Ou bien, on entend, lorsque l'homme est en train de se faire manipuler par les scientifiques, des chuchotements en allemand. Il est intéressant que ce soient des chuchotements, et non des paroles : ainsi, on peut se dire que si l'on n'entend que des chuchotements, c'est parce que le personnage, en train d'être manipulé, peut-être drogué, n'entend qu'une partie de ce qui est dit autour de lui.
Pour accentuer l'effet d'un souvenir subjectif, on remarque que Chris Marker développe dans La Jetée une esthétique du mouvement. C'est une litote pour dire que, parfois, ces images sont même presque des « ratés ». Un vrai photographe, qui trierait ses photos pour une exposition, n'aurait pas pris la plupart des photographies utilisées pour le film. Et ces photos auraient été, dans la plupart des cas, différentes, si Marker les avait prises dans un but purement esthétique. Ce qui est intéressant, avec ces pseudo-ratés, c'est qu'ils restituent beaucoup plus fidèlement le souvenir. Le souvenir est presque impossible à conceptualiser visuellement ; pourtant, Marker trouve un équivalent photographique en utilisant des photos en mouvement, et en multipliant les prises de vue selon différentes positions, différents lieux. Il me semble que ce dont on se souvient le plus volontiers – c'est ici une remarque expérimentale et qui m'est peut-être propre –, c'est toujours la façon de se mouvoir des gens avec qui on était, ou les positions physiques dans lesquelles on s'est trouvé ; bref, la scénographie. C'est donc parce que La Jetée n'est pas esthétisé dans le sens courant du terme, parce que Marker se permet des plans inattendus dans la narration, que le film fonctionne si bien, et qu'il permet de nous immerger dans la conscience du personnage.
On peut alors se demander si le réalisateur ne cherche pas à injecter au spectateur une piqûre de souvenirs, à l'instar du personnage qui, lorsqu'il est sur le point de sortir de l'expérience du souvenir et d'être ramené à la réalité, sent qu' « une autre vague du Temps le soulève. Sans doute lui fait-on une nouvelle piqûre ». La dimension métacinématographique est très importante dans La Jetée, puisque c'est l'histoire d'un homme qui se constitue des souvenirs. Cette fille, qui l'a tant marqué dans son enfance, est peut-être, hypothèse, une actrice engagée par les hommes du présent pour l'aider à travailler sa mémoire. Les hommes du présent lui auraient imposé une « cicatrice » dans son enfance. La fin du film peut être lue dans ce sens : la voix conclut que « cet instant qu'il lui avait été donné de voir enfant, et qui n'avait pas cessé de l'obséder, c'était celui de sa propre mort ». C'est là qu'il faut prêter attention à la littérarité du texte : en effet, il n'est pas marqué : « cet instant qu'il avait vu enfant », mais « cet instant qu'il lui avait été donné de voir enfant ». Ainsi, cette image d'enfance, c'est peut-être quelqu'un d'autre qui la lui a insufflée. Son obsession est réelle, mais l'objet de son obsession ne l'est pas nécessairement.
De la même façon, probablement Chris Marker cherche-t-il à imposer à son spectateur une cicatrice. La fonction du plan sur le visage de la femme durant 25 secondes ne serait pas seulement de montrer combien le personnage a été marqué par cette image, mais également de marquer le spectateur avec cette image. Barthes dit qu'au cinéma, on ne peut pas "ajouter à l'image", parce qu'on n'a pas le temps ; mais dans un photo-roman, cela est possible. La Jetée parvient parfois à ménager du temps pour vraiment se laisser pénétrer par l'image. Ce n'est pas le même temps, certes, que devant une photographie, car il y a la crainte qu'elle disparaisse. Mais comme ce visage est introduit comme étant une image marquante, on s'attend à pouvoir le contempler longtemps. Et chaque personne voyant La Jetée repart probablement avec au moins cette image en tête.
Au cinéma, le mouvement perd le spectateur, les images qu'il retient sont aléatoires sur de longues séquences. Ici, on peut encore chacun se souvenir d'images différentes, dans la mesure où les images sont nombreuses, mais les spectateurs s'approchent tout de même d'un souvenir commun : Marker parvient à contrer l'aléatoire du souvenir cinématographique. L'image d'ailleurs a un pouvoir bien plus frappant que le mouvement, et le fait que celles du film s'enchaînent souvent sans effet de transition intensifie cela. De plus, on note que les images du film sont en noir et blanc. C'est probablement un parti pris de Marker pour les rendre universelles : le spectateur pourra plus facilement être frappé s'il n'a pas à faire le tri des couleurs, et si c'est son imagination qui complète les carences du noir et blanc ; il pourra d'autant mieux s'approprier l'image qu'il en effectue sa propre colorisation.
Finalement, le fait de ne mettre que des images permet de jouer sur le contraste : quand la brève séquence en mouvement passe, elle est remarquable. Le moindre commentateur médiocre de La Jetée rétorquera à celui qui dit que c'est un film qui n'est « fait qu'avec des images » que non, il y a une brève séquence filmée. Ce lieu commun est en réalité une réussite : ce souvenir-là est donc vastement communiqué au spectateur. Et ce n'est pas pour rien si ce plan animé est sur cette femme, qui est alors dans son lit, se réveille, et en ouvrant les yeux voit le personnage et lui sourit. Car ce plan, par son intimité, tient vraiment du souvenir – un souvenir à la fois très personnel, et en même temps universel.
Comme Chris Marker le souligne dans Sans Soleil : « Il aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n'avaient servi à rien... qu'à laisser, justement, des souvenirs ». Effectivement, il parvient, en n'allant pas toujours à l'essentiel, à communiquer parfaitement l'absurde anecdotique du souvenir. Par exemple, je me souviens très bien, dans les premières images, des pieds d'un enfant sur une barrière de la jetée. C'est une image qui ne m'a servi à rien... qu'à laisser, justement, un souvenir.
Parce que pour Marker, le souvenir est d'une importance primordiale, comme en témoigne l'histoire du film : c'est grâce à lui que l'on est plus fort, que l'on augmente son imaginaire – préoccupation d'artiste. En nous offrant généreusement des souvenirs, il fait en sorte, pour reprendre le texte, que nous ne restions pas des « corps sans vie ou sans conscience ».