Il faut avouer qu’on entre dans une autre dimension avec « La Jetée ». Un truc cinématographique qu’on n’avait jamais fait avant et qui sera à l’origine de nombreuses œuvres à venir. L’ambition est folle : mettre en image les souvenirs de l’existence d’un homme au moment de sa mort. Le résultat est intrigant, déroutant, fascinant. Car nous voilà, nous spectateur, tour à tour pris au piège puis libéré du temps, confronté à la singulière introspection d’un homme qui n’aura de cesse de chercher une réponse à sa question : quelle était cette scène qui l’a marqué lorsqu’il était enfant ?
Pour m’assurer une immersion totale, j’ai regardé le film sur Youtube VR, avec le casque de réalité virtuel Meta Quest. Je me suis rendu compte que ce dispositif était proche de celui du personnage principal qui se projette dans le temps.
Le cinéma des studios Marvel bégaye techniquement, à grand renfort de trous de vert temporelles qui dissimulent, bien souvent, l’épuisement du propos. « Le jetée » agit exactement de façon inverse. Son format est, en apparence, d’une désarmante simplicité : une succession de photographies filmées comme autant de bribes de souvenirs du héros. Un héros qui tente de reconstituer les instants de sa vie au moment de ce qui semble être une lente et terrible agonie.
Le film dure 28 minutes. Ça peut paraître court pour faire une révolution cinématographique, mais c’est suffisant. Il ne s’apprivoise pas si facilement. L’aide extérieure, abondante, est recommandée. De toute façon n’ayez crainte : on n’arrivera jamais à spoiler complètement « La jetée ». Le film pourrait même devenir l’un de vos plus beaux souvenirs personnels si vous lui accordez l’attention qu’il mérite.
Ce qui est flamboyant, c’est d’abord et avant tout la boucle que forment le prologue et l’épilogue. Au moment du prologue, l’homme se souvient de l’enfant qu’il était. Il se voit hors du temps sur la jetée d’Orly. Il s’émerveille des avions qui s’envolent, comme chaque dimanche, sans véritable repère temporel ou même spatiaux. Mais alors il voit le visage d’une femme. C’est peut-être un souvenir réel ou une création de son esprit. Ce visage lui permettra d’affronter le future sombre qu’il va tenter de surmonter. Le réalisateur dira, plus tard, que ce visage est inspiré de l’un de ses premiers souvenirs de cinéma : celui de l’actrice Simone Genevois. Il dira aussi que son amour du cinéma est né avec le Pathéorama, un boîtier rectangulaire de projection photographique à mettre devant les yeux.
Durant l’épilogue cette fois, le même homme court à grandes enjambées vers son destin. Il est finalement abattu sur la jetée, entre la terre et le ciel, entre la vie (incarnée par la femme) et la mort (incarnée par l’homme aux lunettes qui surgit du futur), entre deux versions d’un même évènement, entre le mouvement de l’homme qui chute tel Icare et l’immobilité de la photographie, entre un passé réinterprété et un présent surgissant. Rattrapé par le temps auquel il croyait pouvoir s’échapper, l’homme va finalement mourir. Des souvenirs rejaillissent alors par saccades, renvoyant au tout début du film.
Et au milieu de ces deux moments (l’épilogue et le prologue) coule une rivière d’images qui composent une réflexion sur l’existence et sa mémoire. Paradoxalement, la mise en image de ce futur post-apocalyptique est un peu daté, un peu cheap même. Mais ce n’est pas très grave car, bien au-delà de cette proposition SF, les idées jaillissent continuellement ! Les couloirs sombres qui accueillent les survivants de cette 3ème guerre mondiale deviendront, par une incroyable intention de l’auteur, ceux des archives des films de la Cinémathèque Française au Palais de Chaillot. Je me baladais au pied de l’imposant édifice il y a quelques jours, et j’imaginais le tournage du film avec beaucoup d’émotions…
Chris Marker révéla aussi que la jetée était un remake de « Vertigo » d’Hitchcock, le héros du photo-roman partant à la recherche d’un moment perdu de son existence, là où James Stewart partait à la recherche d’une femme perdue. Lorsqu’on connaît les intentions du film d’Hitchcock (lui-même adapté d’un roman français intitulé « D’entre les morts »), la réflexion initiale de Chris Marker sur la mémoire, le temps, le cinéma et l’existence prend une tout autre dimension et devient vertigineuse. C’est ce sommet d’ambitions, et cette extraordinaire harmonie entre le fond et la forme, qui m’ont tant impressionné et fait réfléchir.
Plus précisément, ce tronçon central, calé entre le prologue et l’épilogue, présente les voyages dans le temps du héros parti à la recherche de la femme. Ces séquences ne sont pas chronologiques mais comme adossées à l’éternité. Elles prennent la forme d’une rêverie amoureuse qui, progressivement, se précisera. La fixité des éléments de décor, figés dans des photographies elles-mêmes filmées (tronc d’arbre, animaux empaillés, mur d’inscription), incarne visuellement le succès du héros à s’échapper du temps. Lorsqu’il est avec la femme, il est dans l’éternité. En outre, les battements sonores de son cœur font écho aux innombrables battements d’ailes, mis en scène d’une façon plus ou moins explicite tout au long du film pour évoquer ces mêmes tentatives d’échapper au temps. Ils font, eux-mêmes, écho à un troisième battement : celui, bien réel, des paupières de la femme qui s’éveille enfin. De ce moment éphémère et charnel naît l’émotion primordiale produite par le cinéma des premiers temps. Une émotion intime, inoubliable, retrouvée.
Ces quelques éléments d’analyse donnent un aperçu de la richesse de la proposition cinématographique de Chris Marker. Pour cela, j’admire ce film. Et comme pour le « 8 ½ » de Fellini, il me semble important de rappeler que « Le jetée » n’est absolument pas un film inaccessible, dès l’instant où l’on possède quelques clés de lecture. Par exemple, le choix de la photographie, qui peut paraître triste au premier abord, permet de donner sens et transcender l’unique moment du film où l’image s’anime. Le film invite, finalement et simplement, à une expérience universelle sur le cinéma et l’existence.
Pour conclure, je dois dire que le casque de réalité virtuelle m’a procuré des émotions insoupçonnables de découverte cinématographique, par l’intermédiaire de certains films d’animation récents. Je pense, par exemple, aux films des Studios Syro qui abordent très explicitement le sujet de la mémoire artistique et poursuivent la réflexion de Marker et d’Hitchcock. J’ai retrouvé des émotions d'émerveillement pur et, je le crois, proches de ceux des spectateurs du cinéma des premiers temps. Une boucle supplémentaire en forme d’espoir, à une époque où l’on prie pour que la troisième guerre mondiale n’arrive pas.
Le film « Le jetée » est disponible gratuitement sur Youtube. Une aubaine !