L’apocalypse chez Chris Marker, qu’elle soit tangible ou imaginaire, se finit par une mort certaine. Dans un monde, notamment Paris, dissous par une attaque nucléaire qui a rendu toute vie terrestre impossible à cause de la trop haute radioactivité dans l’air, l’humanité est devenue comme une souris dans une cage.
Elle tourne sur elle-même et tente en vain de trouver un sens à sa marche en avant ou en arrière. Seuls les souterrains peuvent accueillir la vie humaine. Bâtiments détruits, atmosphère nauséeuse, extinction de toute forme de paix et d’avenir, la guerre a fait de l’Homme un vagabond qui ne peut se déployer que dans les sous-sols lugubres, sombres et eux-mêmes anéantis par la mort. En ce sens, sous sa forme de « roman photo », La Jetée, ornée d’un noir et blanc majestueux, tend à rendre conjoints l’immobilité et le mouvement. Construire son récit par le biais de la fluidité d’un montage de photos permet de fragmenter la matière qu’est l’image, de laisser son empreinte encore plus vive et d’accentuer toute la symbolique qui en découle comme en atteste ce sentiment de perdition et de mort qui introduit chaque portion d’image.
Cette immobilité, accompagnée par la voix off spectrale de Jean Négroni, nous fait ressentir cette chute d’un monde post apocalyptique, cette plongée souterraine dont il sera difficile d’échapper. Pourtant, derrière cet espace clos, ces murs délabrés et ces pièces qui font l’écho de la torture infligée aux vaincus de la guerre, l’Homme pourrait avoir un semblant d’espoir de voir un jour réapparaître une vie qui lui est profitable : celle du voyage dans le temps pour y trouver des énergies ou des réponses, où des hommes vont servir de cobayes aux expériences des vainqueurs. Mais de ce voyage, il est question de dimension, celle qui est temporelle mais aussi et surtout celle qui est mémorielle, pour « naître une deuxième fois ».
La conscience humaine devient alors un refuge et un point d’ancrage pour faire le pont entre passé et le futur. Le présent, étant lui-même condamné à sa perte. Mais de l’immobilité de La Jetée, de ces multiples images qui viennent s’ajouter au récit comme des spasmes épileptiques, de ces visages aux traits rugueux et totalitaires, naît alors le mouvement du film, accompli par ce voyage intérieur et spatial. Le souvenir devient une matière tangible, un point d’accès vers le réel. Dans un monde sans date et en paix, un homme voit le visage d’une femme hanter ses pensées jusqu’à la voir et la rencontrer dans son « voyage ».
C’est alors que l’apocalypse se disperse et s’efface peu à peu pour laisser place au souffle de la vie et aux effusions amoureuses qui sont le point névralgique d’une œuvre qui essaye de baliser un chemin pour se sortir d’une fin proche. L’homme sort de son rôle d’instrument pour renouer avec sa valeur d’humain, son corps meurtri, esclave et son regard aveugle ne sont donc plus, pour ouvrir une fenêtre vers la mobilité de l’esprit et son envie de s’adonner à d’autres mondes. Récit d’anticipation, portrait éloquent et acide d’un avenir putride, questionnement sur la matière cinématographique et son penchant pour la création, histoire d’amour intemporel, La Jetée n’aperçoit finalement qu’une seule chose inébranlable : une mort aussi rapide qu’un battement de cil.
Article original sur LeMagduciné