Les lignes sont faites pour être franchies

Les lignes sont faites pour être franchies..

Un beau film au demeurant avec des acteurs à la hauteur du drame familial et relationnel qui se joue. Margaret est une jeune femme caractérielle dont le corps lardé de coups enregistre chacune des altercations qui font son quotidien. Sujette à des crises de violences irrépressibles dont on ne connaît pas la cause, Margaret s'emporte violemment contre sa mère au cours d'une réunion de famille et se voit contrainte par la justice de ne pas revenir à moins de 100 mètres du domicile familial durant trois mois. Pour prévenir tout nouvel accès de violence, Marion, la plus jeune des soeurs, trace sur le sol une ligne bleue qui matérialise l'espace inviolable autour du domicile. Margaret et elle vont se retrouver d'un côté et de l'autre de cette ligne pour tenter de recoller les morceaux en improvisant des cours de chant. Ancienne grande soliste, leur mère a perdu une partie de l'ouïe au cours de l'altercation et ne peut plus faire répéter Marion. C'est Margaret qui va s'en charger. Un ampli, cent mètres de câble, une guitare électrique, deux sièges pliables et la voix admirable de Marion créeront dans ce no man's land la seule note d'espoir susceptible de faire le contrepoint à la destruction programmée de la famille...

Film sur l'incommunicabilité, sur la fêlure, La ligne est un portrait saisissant d'une famille en crise. On ne sait rien sur l'origine des accès de violence qui assaillent Margaret, on sait juste qu'elle est coutumière du fait et que cette violence dépasse le cadre familial (comme en témoigne son ancien patron qui refuse de la reprendre). La seule personne qui parvient à l'endiguer est Julien, un musicien qui a conscience de son talent de chanteuse mais qui ne se fait plus d'illusion sur ses chances de mener une vie normale. Il accepte cependant de la loger à condition qu'il n'y ait plus le moindre passage à l'acte.

En contrepoint de ce sursis et puisqu'on ne sait rien sur l'origine de cette maladie, on s'interroge sur la famille de Margaret dont chacun des membres porte les stigmates de cette fêlure en y apportant les réponses qu'il peut. La mère Christina vit sa vie d'artiste déchue et se console dans les bras d'un compagnon qui pourrait être son fils, Marion, la plus jeune de ses soeurs, trouve refuge dans les transes de la religion et du chant, Louise enfin, la plus âgée, celle qui n'a hérité d'aucun talent musical, oppose à ce naufrage un principe de vie élémentaire en mettant au monde deux jumeaux. Le soir de Noël, l'impensable est sur le point de se produire : la famille se reconstitue de part et d'autre de la ligne. Mais la mère s'arrête avant.

Chacun a ses limites finalement. Il y a un même substrat de douleur dans ce portrait de femmes dont l'existence est composée de brisures tant géographiques (la chaîne des Alpes, le canal devant la maison) que sociales (la rupture familiale, le déclassement professionnel) ou encore physiques (la surdité, les cicatrices...) et cette convergence des combats qui fait d’abord penser à Nietzsche est, plus crûment, l'aveu d'une béance incommensurable, thème central du film. Sur cette béance, la société trace des lignes arbitraires qui, si elles ne justifient pas l'état d'abandon dans lequel chacun se trouve, font considérer comme impérieuse la nécessité de se couper les uns-des-autres. D'autres murs menacent de s'ériger devant le domicile familial comme en témoigne le bulldozer qui apparaît dans le jardin un beau matin.

Le fait que le film ne se termine pas vraiment (on ne saura pas pourquoi Margaret se comporte ainsi ni ce qu'elle reproche à sa mère) montre que cette béance laisse sans voix dans tous les sens du terme même si le chant occupe une place importante et représente une échappatoire. Cette catharsis familiale reste finalement en suspens et donne à l’ensemble un air de suffisance qui ne sied pas à l’urgence du propos.

Le cinéma ne peut pas se contenter des transes du chant. Il dévoile autant que tous les arts réunis mais il a une responsabilité avec le matériau humain qui est le sien, un devoir de réserve autant que d’élucidation. Si on montre la douleur, il faut aussi oser proposer un remède. Hélas, bien peu le font aujourd’hui au nom d’une neutralité qui s’apparente en fait à une zone de confort. Il est temps dorénavant d’en sortir !

ninoim
6
Écrit par

Créée

le 2 nov. 2023

Critique lue 40 fois

ninoim

Écrit par

Critique lue 40 fois

D'autres avis sur La Ligne

La Ligne
Cinememories
6

Partir pour rester

Le cinéma Ursula Meier (Home, L'Enfant d'en Haut, Les Ponts de Sarajevo) oriente souvent la gravité d’une situation vers son expiation. Ce nouveau récit ne fait pas exception et trouve un autre...

le 11 janv. 2023

3 j'aime

La Ligne
JorikVesperhaven
7

Turn around.

Découverte avec le très original « Home » puis « L’Enfant d’en haut » il y a dix ans, la cinéaste suisse Ursula Meier n’avait pas donné de nouvelles d’elle sur le grand écran depuis. Mais elle...

le 12 nov. 2022

3 j'aime

La Ligne
Trilaw
7

« Je veux pas être invalide. Comme si j’étais dans une chaise »

Une fille violente sa mère. En plus de devenir à moitié sourde, elle obtient une mesure d’éloignement. Sa benjamine trace cette fameuse ligne qui symbolise les cent mètres auxquels son aînée doit...

le 30 mai 2023

2 j'aime

Du même critique

Défense d'atterrir
ninoim
8

La force du groupe

Défense d'atterrir est un film catastrophe coréen qui nous fait vivre une attaque bactériologique à bord d'un avion. Un jeune homme suffisamment doué et dérangé pour cultiver un virus mortel et...

le 8 janv. 2023

3 j'aime

Civil War
ninoim
2

Tout ça pour ça !

Boum boum, vlà nos chers Ricains avec un opus de plus sur la catastrophe qui guette. Ben oui, à force d'exporter la haine et la loi du flingue à travers la planète vlà ti pas qu'ça gronde chez eux...

le 1 juil. 2024

1 j'aime

Le Fidèle
ninoim
9

Le sexe et la mort

Gino est un jeune homme a qui la vie n'a pas fait de cadeau. Elevé dans un milieu violent, il est rapidement placé. De là, il tombe dans la délinquance et commet des braquages avec des complices de...

le 29 janv. 2023

1 j'aime