Prenez une grande casserole carcérale, faites-y revenir à feu doux une tranche de fantastique à la King puis saupoudrez de Darabont : il ne vous reste alors plus qu’à servir le tout sur grand écran, votre Ligne Verte est prête à être dégustée.
Un long-métrage à la sauce King & Darabont, c’est décidément du sérieux : Les Évadés était une claque, The Mist s’en sortait avec les honneurs et, entre les deux, La Ligne Verte traumatisait toute une génération de spectateurs. Ayant à présent acquis la certitude que je ne l’avais jamais visionné dans sa totalité, ou tout du moins de manière fragmentée, il est aisé de le qualifier d’objet percutant : car par-delà la solidité d’un projet réunissant le roman-feuilleton d’un maître du genre et le savoir-faire, d’ailleurs en tant que scénariste, d’un coutumier du fait, il y a surtout un récit surprenant.
Cette notion de surprise prévaut tout d’abord quant à son étiquette d’intrigue tire-larme, au ton tragique allant crescendo : certes, les glandes lacrymales furent sollicitées, mais il serait malvenu de qualifier l’effet de malhonnête comme central. Car La Ligne Verte n’est pas seulement l’histoire d’un innocent allant à l’échafaud, et dont le cadre pénitencier aurait joué le rôle de carcan exclusif d’une injustice insupportable : vie et mort, empathie et cruauté, joies et peines (...) et l’éternelle balance entre le bien et le mal sont autant de dualités étoffant un fil rouge de prime abord simpliste, mais bel et bien riche de thématiques.
Un cocktail à même de justifier trois heures de pellicule, que nous ne verrons toutefois pas passer : nonobstant le classicisme apparent d’un récit dans le récit (de Paul à Elaine) avec l’intro et l’outro assorties, La Ligne Verte emprunte aussi bien à la force tranquille d’un John Coffey diablement attachant qu’à la simplicité d’un gardien bienveillant. Et, au milieu de tout cela, comme souvent avec le père King, le mal a bien des facettes : celui d’abord frontal au point d’en être caricatural par l’entremise de Percy et William, un autre plus insidieux comme global, incarnation latente d’une époque douée de codes pervertis car discriminatoires... et enfin le fardeau de tout un chacun, qu’il s’agisse d’une « vulgaire » infection urinaire ou d’une fêlure propre à l’âme
Porté par une galerie de personnages tous marquants à leur manière, La Ligne Verte brasse donc le tout avec doigté, mais sans pour autant éviter l’écueil du stéréotype : si cela n’est pas forcément vrai en ce qui concerne son sentimentalisme, encore qu’il s’agisse d’un jugement personnel (après tout, cette fameuse notion de tire-larme tient pour certains lieu d’accusation), il faut bien convenir qu’il verse dans un manichéisme des plus marqués. Toutefois, le long-métrage a pour réel mérite de tirer le meilleur de cette nuance aux abonnés absents : primo parce que l’innocence presque enfantine que revêt Coffey est d’une pureté telle que le mal n’est jamais que proportionnel, secundo car qu’il s’agisse de la cruauté complexée de Percy ou de la folie destructrice de « Billy the Kid », tous deux ne font jamais que servir son propos... le récit le leur rendra d’ailleurs bien (l’ironie attenante à Briar Ridge est à la fois facile, acide et savoureuse).
In fine, il est de toute façon difficile de passer outre la puissance d’évocation et d’empathie que parvient à susciter La Ligne Verte : nous berçant dans une douce atmosphère mélancolique comme fantasmagorique, notamment grâce à sa photographie lumineuse (David Tattersall) et l’utilisation à bon escient d’une bande-originale aux multiples tons (Thomas Newman), son récit saura aussi bien nous réjouir que nous prendre aux tripes d’un plan à l’autre. Ajoutez-y les prestations conformes d’un casting aux petits oignons, Tom Hanks magnifiant l’ordinaire et l’immensité d’un Michael Clarke Duncan remuant, et voici donc que ce « Darabont, d’après Stephen King » a tout du film mémorable.
Pour finir, si sa réflexion finale quant aux tourments d’une ébauche d’immortalité parachève sa réussite en nous assénant une ultime dague d’humanité et de foi hagarde, concepts au demeurant indissociables, il est à regretter que ce dernier ait parfois manqué le coche en termes de subtilité comme de cohérence : la manifestation des pouvoirs de John cristallise à merveille ce point, La Ligne Verte ne lésinant pas sur les effets de lumières « divines » pour en appuyer la nature improbable... mais était-ce vraiment nécessaire ? Dans la lignée du « sauvetage » de Melinda Moores, entreprise non avare en péripéties croustillantes mais de base extravagante (ne pas prévenir en amont Hall, pour mieux le mettre devant le fait accompli, fait cogiter), tout n’est pas parfait mais... l’ensemble fonctionne.
Bref, La Ligne Verte vaut bien ses louanges en sa qualité d’œuvre dense, unique et captivante, n’en déplaise à ceux qui lui reprocheraient, peut-être à raison, ses élans moraux bien-pensant.