Placée à quelques centimètres du sol, la caméra progresse rapidement et habilement le long de la bordure de trottoir. Le temps de capter quelques miroitements lunaires dans l'eau noire comme la nuit et elle rattrape deux pieds féminins. Aux sons aigus et séduisants des talons aiguille sur le bitume vont soudain répondre les frottements étouffés et inquiétants de chaussures d'homme, elles aussi cadrées en gros plan. Inquiets, les pieds féminins adoptent un rythme plus rapide. Les pieds masculins en font autant ! Alors, pris de panique, les talons aiguille fuient avec maladresse...
Ainsi, dès les premières images, deux évidences s'imposent. Un : un drame est imminent. Deux : le metteur en scène qui a réglé une telle entrée en matière fait preuve d'une parfaite et inventive maîtrise dans le maniement de la caméra. Pourtant, "La lune dans le caniveau" n'est que le 2e film de Jean-Jacques Beineix. Oui, mais le 1er hante encore la mémoire de ceux qui l'ont vu car c'est "Diva" !
Et tout comme "Diva", "La lune dans le caniveau" a tout pour à la fois convaincre et diviser les spectateurs. les convaincre de voir en Beineix un cinéaste très doué, ayant une approche très originale de la chose filmée. Mais aussi les diviser (comme ce fut le cas à Cannes) entre ceux qui vont manifester leur enthousiasme... et ceux qui ne vont pas cacher leur ennui !
Adaptant un célèbre roman de David Goodis (référence en terme de Roman Noir), le film raconte une histoire terriblement émouvante de par son pessimisme poussé à l'extrême. Cela se passe sur un port indéterminé. Un docker (Gérard Depardieu) n'en finit pas d'errer "Sur les quais", guidé par une obsession : retrouver celui qui a poussé sa soeur au suicide. Lors d'une de ces nuits peuplées d'êtres en marge, il rencontre une jeune femme (Nastassja Kinski) venue des quartiers riches de la ville. Une passion irréalisable va les meurtrir en leur faisant comprendre qu'on n'échappe pas à sa condition, qu'on ne peut forcer le Destin...
Le talent très visionnaire de Beineix éclate tout au long du film, dans sa façon de décrire un univers bien précis, les docks d'un port. Univers bruyant et dantesque le jour, carrément sordide et cruel la nuit. Mais, paradoxalement, c'est la description même de cet univers qui peut en agacer plus d'un. En ce sens que le film est, à la limite, trop pensé, trop soigné. Les décors (il n'y a pratiquement pas de scènes d'extérieur), les cadrages, les mouvements de caméra, les évolutions des personnages et surtout les éclairages : tout tend vers la perfection. Comme si Beineix avait voulu se livrer à un exercice de style ("Regardez comme je sais bien filmer !"), à l'apologie d'un certain esthétisme cinématographique, plutôt que de s'investir sentimentalement dans son oeuvre... D'où, peut-être, l'impression frustrante que le couple Depardieu/Kinski ne fonctionne pas aussi pleinement qu'on le souhaiterait. Ce qui n'enlève toutefois que peu de choses au plaisir qu'on prend de les voir jouer. Surtout Depardieu !
Film, donc, de nature à susciter des réactions contradictoires.
Ce n'est pas un handicap. Au contraire, tout comme "Diva", cela peut finir par élever "La lune dans le caniveau" jusqu'au firmament des grandes oeuvres cinématographiques contemporaines !