Il y a quelques semaines, Les huit montagnes de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch saluaient la majesté de ces lieux par une ample saga d’amitié étirée sur plusieurs décennies. Thomas Salvador, avec La Montagne, opte pour un angle opposé en accompagnant la fugue d’un quadra plaquant sa vie bien normée pour se réfugier sur les hauteurs. La temporalité privilégie alors le temps réel, de longues séquences muettes où l’humilité du montagnard se connecte à plus grand que lui, dans un récit initiatique qui procède avant tout du délestage. L’habile écho entre le monde professionnel où l’on vante les mérites de la robotique et la technique nécessaire instruite par le guide de haute montagne permet à Pierre une transition vers un monde qui lui devient de plus en plus familier, dans un échange intime et une destinée, bien qu’atypique, chargée d’évidence. Les derniers contacts avec le contrebas (la tentative d’extraction par sa famille, rivée aux repères urbains et sociétaux) achèvent de le convaincre du bien fondé de sa quête, tandis que la splendeur des plans larges au surplomb du monde vibre sans grandiloquence. C’est là l’une des grandes réussite du film de Thomas Salvador que de conjuguer le grandiose et l’intime dans ces séquences visuelles où le personnage semble simplement à sa juste place. Le fait que le cinéaste incarne le protagoniste renforce très probablement cette osmose entre le regard et la présence, et invite à sa suite le spectateur à une évasion bienfaitrice.
La fugue évolue alors dans une double trajectoire qui peut sembler contradictoire : par l’apparition d’une présence féminine sur le dernier bastion civilisé avant le monde sauvage, et l’élargissement de l’exploration de ce dernier. Un pied reste à terre par le cœur, un autre galope vers l’inconnu, attiré par la montagne qui, après s’être dévoilée en paysages à couper le souffle, se mue en une matière (glace, terre, roche) qu’il s’agit d’investir. La paroi, l’anfractuosité, permettent au fugitif des portes d’entrées vers un nouveau monde qui semblait l’appeler mystérieusement depuis le début.
La Montagne fait partie de ces films qu’on prend plaisir à voir sans rien en connaître, plaisir exquis permis souvent par les festivals, où l’on prend place sans connaître la destination. Le basculement progressif vers le fantastique, par la découverte de matières mouvantes et de lumières au sein de la roche étonnera le spectateur non averti, mais dans le sens le plus euphorique du terme. La parole s’estompe, et le voyage évolue vers un trip hypnotique où le temps se dilate à mesure que l’espace se distend, dans une poésie visuelle aussi audacieuse qu’émouvante. On pourra évidemment circonscrire tout ce décrochage surnaturel à une métaphore sur un voyage intérieur et le parcours d’une âme fêlée vers un retour à l’autre (le transfert de la lumière) et au monde, mais là n’est pas vraiment la question.
Car la magie croissante de cette randonnée hors du cadre (de la civilisation, du rationalisme, du récit réaliste) tient précisément à la façon dont un homme se rend disponible à la beauté lointaine et cachée d’un monde qu’on a tous fini par croire inaccessible, et qui se révèle pourtant, malgré son gigantisme un peu effrayant, disposé à nous accueillir.