Cary porteur est lâché entre des secrets
A chaque fois que je m’apprête à revoir La Mort aux trousses, il y a quelque chose d’enfantin et de joyeux qui m’étreint, nuancé du plus grand respect, comme si on allait voir une toile de maître et une merveilleuse case de bande dessinée en même temps.
Autant vous prévenir tout de suite, je note ce film comme un gros salopard ingrat et je vais avoir du mal à justifier ici mon intolérable sévérité.
Parce qu’en fait, le film est une succession idéale de séquences absolument parfaites. J’ai rarement vu un film qui assume autant d’être ça, d’ailleurs, ça manquerait presque un peu de liant, mais ça ne manque à personne, et puis, Cary fait toujours très bien le liant à lui tout seul.
A chaque fois, on croit atteindre un sommet, on se dit qu’on va se reposer un peu à la prochaine scène en attendant le prochain moment de bravoure, mais non, il n’y a que des moments de bravoure, petits bijoux incroyables d’écriture, filmés au millimètre et dialogués par un enfant béni des dieux.
Ca commence par le générique de Saul Bass et puis il y a cette idée magnifique qui pourrait être plombée par le fait que le personnage en fasse un peu trop pour une histoire de coup de fil à sa mère dont tout le monde se paluche, en particulier ses vis-à-vis, mais qui fonctionne tout de même parce que c’est parfaitement réalisé et que Cary est un garçon qui ferait tout avaler.
Faut savoir qu’à l’époque, Cary il a cinquante-cinq ans, il songe plus à la retraite qu’autre chose et il ne comprend pas trop où le bon Hitch veut l’emmener dans ce film… Et pourtant, il arrive encore une fois à dépasser l’entendement, il a gardé le physique de ses vingt-cinq ans et la légèreté qui va avec, il se laisse balloter d’aventures secrètes en péripéties mystérieuses sans se départir de sa classe légendaire et arrive toujours à trouver un moyen jubilatoire pour se sortir des pires situations et ne pas non plus rester le jouet impuissant d’un destin sadique et facétieux.
Vous vous souvenez de cette merveilleuse scène de vente aux enchères ? Et au commissariat ? Et le train ? Et Cary en porteur ? Et les toilettes de la gare ? Et avec sa mère… Quel fils foutrebleu ! Quel fils !
Tiens d’ailleurs, elle est extra Jessie Royce Landis, elle avait déjà le même genre de rôle dans La Main au collet, il ne faut pas oublier que c’est terriblement drôle ce film. A noter aussi un des rares rôles importants pour le fidèle Leo G. Carroll, on lui pardonne même d’être à ce point britannique pour diriger les services de contre-espionnage américains tant en manipulateur dépassé qui abandonne Cary à son sort incompréhensible il sait donner la touche qui convient…
Après, bien sûr il y a le méchant, incarné à plusieurs niveaux. James Mason est égal à lui-même d’élégance sans pitié et d’aristocratie traînante et Martin Landau est terrifiant de vicieuse rigidité en assistant modèle au regard de mort…
Par contre, la partie purement brute physique des vilains est ratée, les deux acolytes qui se réduisent vite à un seul adipeux sont trop présents pour qu’il soit acceptable de les laisser incarnés sous les traits d’acteurs de dix-huitième zone… Ca donne d’ailleurs le seul plan un peu honteux du film, celui sur le jardinier après la descente de police.
Mais bon, en fait, ça ne suffirait pas à ce que je lui enlève un point, non, c’est plus la poule qui me dérange ici. Eva Marie Saint est pourtant parfaite, elle joue plutôt bien son rôle, distille ses bribes de pornographie camouflée avec un talent certain, et a seulement le malheur d’être absolument trop disgracieuse pour séduire à la fois Cary et James, même avec trente ans de moins… Après, je blâme surtout le gros Hitch et ses goûts pervers, déjà une coiffure pareille, c’est presque un crime, il faudrait lui dire un jour…
Et voilà, c’est pour ça que je suis injuste, j’avoue… Tout petit déjà, j’adorais le film avec un petit bémol d’érotomane et ça ne s’est pas arrangé depuis, je vous en demande bien pardon.
Parce que tout le reste est absolument parfait, je veux dire que tous les petits détails bancals sont sauvés par la perfection du reste. Tenez, à chaque fois, je me dis que si on voulait trouver la façon la plus idiote, tordue et impraticable de tuer un type, faudrait le faire venir sur un lieu un peu désert et lui lancer un avion dessus, et puis c’est toujours la même chose, en balançant d’entrée ce plan majestueux qui impose tout de suite le cadre idéal et le calme avant la tempête, je suis pris et je savoure à plein. C’est fou comme l’espace est filmé dans ce film, c’est à tomber par terre du haut du siège des Nations Unies, manquerait plus que ce soit en VistaVision et technicolor et ce serait un peu le paradis pour les gens comme moi.
En plus, Hitch n’a pas encore lâchement abandonné Bernard Herrmann, alors c’est le moment d’en profiter aussi pour jouir avec les oreilles, ça ne va pas durer…
Il y a tout dans North by Northwest, même le titre est formidable, c’est un film d’aventures idéal, une comédie hilarante, un film d’espionnage palpitant, une romance épicée, tout ce que vous voulez, une sorte de divertissement ultime et sans égal qui se savoure aussi bien à 7 qu’à 77 ans, je ne sais pas si je pourrais dire cela de beaucoup d’autres…
En 1959, Hitchcock est au sommet de son art, à l’apogée de l’entertainment, il sait bien qu’il ne pourra jamais plus faire aussi bien, il devine probablement en plus qu’on va bientôt tout lui piquer en rajoutant deux trois gadgets idiots et un décor de mauvaise BD pour faire les premiers James Bond, les plus agréables d’ailleurs. Alors du coup, il va changer de direction une fois de plus, histoire de surprendre son public, il va abandonner les énormes budgets et commencer par titiller les genres horrifiques comme personne auparavant, gageons que ça marchera très bien aussi pour lui, au moins au début, mais moi, je vous avoue, parmi la grosse quarantaine de ses films que j’ai déjà pu voir, j’aurais toujours un surcroit d’amour pour La Mort aux trousses.