De Sedar Senghor à Sembene, La Mémoire Sénégalaise

Dans le cadre d'un cycle intitulé "Liberté, Egalité, Fraternité?" au Forum des Images était programmé un film s'intitulant "La Noire de". Intrigué par ce titre dont je n'avais jamais entendu parler, je fus encore plus attiré par le nom de son réalisateur. Je n'étais pas particulièrement familier du cinéma D'Ousmane Sembene, bien que "Moolade" m'ait particulièrement marqué à l'époque. C'était l'un des tous premiers films africains qu'il m'ait été donné de voir et la retranscription qu'il faisait de la vie quotidienne de ces villageois sénégalais ne me laissait pas insensible. Mon passé d'adolescent dakarois m'y aidait sans doute beaucoup. Serait-ce suffisant pour m'attacher à cet opus dont la date de sortie promettait un regard résolument contestataire?


Dans la France Gaullienne des années 60, une prétendue nounou arrive de Dakar pour s'occuper d'enfants d'une famille aisée sur la Cote D'Azur. Sa joie enfantine et ses allures de princesse indigène tranchent radicalement avec l'attitude stricte et embourgeoisée de ces coopérants. L'eldorado tant fantasmé s'avère en effet bien plus retorse qu’espéré. En fait d'aide domestique, la jeune femme se retrouve vite assignée aux taches les plus ingrates et son assignation aux ordres relève d'une domestication dont le nom serait tu sous l'autel d'une certaine respectabilité. La Colonie n'a plus droit d'existence par la grâce du Général et les libertés Africaines sont officiellement promulguées et célébrées sur l'ensemble du territoire national. Mais il est des vérités qui ne demandent que réhabilitation.


Il faut remarquer avec quel soin Sembene implante cette esclave moderne dans un décor complètement aseptisé. Le blanc prédomine ce théâtre des vanités, qu'il caractérise la couleur de peau des hôtes ou de leurs tetes blondes jusqu'à l’extrême, et s’insère dans tous les interstices d'une maison presque trop ordonnée. Le grain très prononcé de la pellicule renforce cette impression de subordination aryenne. On peut alors y voir une volonté sans équivoque du cinéaste d'y implanter l'amorce d'une tache noire qui dénaturerait le mécanisme bien huilé de la suffisance hexagonale. C'est cette intrusion qui permet à nos yeux de spectateurs estomaqués de mieux ressentir l'abjection de la situation.


Quelques éléments donnaient pourtant les premiers indices. Un flashback  nous renvoie aux conditions de vie plus que spartiates de l'exploitée. Elle est ainsi repérée sur un trottoir ou s'entasse la jeunesse féminine sénégalaise en proie au plus grand désespoir social. Surgit alors la réminiscence d'un passé colonial qui donne à voir et à entendre le piètre spectacle d'une traite négrière, ou le destin se joue selon le bon vouloir de riches occidentaux qui daignent donner un travail licencieux pour les miséreux. Le militantisme s'incarne en cette séquence ou le disciple du lettré Sédar  Sengor (autre grande figure judicieusement convoquée ici) illustre férocement le bafouement des valeurs égalitaires. Mais il semble aussi ne pas occulter la responsabilité locale de dirigeants qui préfèrent fermer les yeux sur de tels sujets sensibles.


Le début du film laisse également peu de doutes quand à la revendication militante du projet. La caméra cadre des bibelots africains disséminés un peu partout dans le salon comme décor "exotique", vestige grandiloquent et prestigieux d'un séjour dans la lointaine contrée. Des trophées de chasse que ces conquérants du Nouveau Monde exhiberaient comme une prise civilisationnelle. Le dialogue des convives appuie cet effet approbateur, entre commisérations sarcastiques et dédain d'une violence inouïe. La jeune servante en est réduit à cautionner cette verve raciale dans une impuissance déconcertante. Les révoltes des affranchis ne trouvent nuls échos dans les livres D'Histoire, tant elles sont contraire au triomphalisme Républicain. Le metteur en scène s'en souvient lui fort bien et applique ses principes brillamment.


L’Héroïsme est un Mythe commun à toute L'Humanité et c'est une qualité dont va faire preuve avec beaucoup de sang-froid la Sisyphe humiliée. Dans un geste de réappropriation de son identité culturelle, elle initie le soulèvement en arrachant de haute lutte ce masque tribal qu'elle avait offert en guise de reconnaissance. S'autorisant ainsi à démasquer la véritable nature des occupants, le renvoi n'en est que moins glorieux. Le drame qui surgit brutalement esquisse la culpabilité française. Les dernières images s'adonnent à renvoyer l'ascenseur à L'Homme de race prétendument supérieure en le bousculant dans un territoire qui lui devient soudainement inhospitalier et redonnent la fierté aux autochtones en signifiant le refus de l'argent sale. L'ultime plan, sublime, fait resurgir les fantômes d'un passé que nous avons longtemps occulté mais dont les conséquences seront à jamais marqués au fer rouge. La facture un peu classique fait craindre un certain académisme pendant la première partie du film. Et le discours ostentatoire ne rassure pas plus. Mais ces craintes sont rapidement balayées par la vraie force plastique du long-métrage et la charge émotionnelle qui restitue un pan honteux de notre gouvernance fait office de rappel salutaire en ces temps ou la démagogie intellectuelle de nos politiques assoit un peu plus la nécessité de restaurer ce trésor important.

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le 19 févr. 2016

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