Le souffle de la révolution plane sur cet étonnant film de 1929 : pas la révolution passée, celle qui a renversé le pouvoir tsariste en 1917, mais celle à venir, puisque le film, par un habile coup de rétroviseur, décrit l'épisode de la Commune de 1871 comme le prologue du véritable printemps des peuples.
Le film commence donc par évoquer l'entrée en guerre contre la Prusse en 1870. On voit une locomotive fumante avec sa herse de drapeaux, comme un enseigne monstrueux. Les soldats français montent dans le train, salués par une foule enragée (composée essentiellement de femmes) aux cris de "Mort aux prussiens !" et "Saignez les !". En contrepoint, cette scène d'un cabaret où l'on voit jouer une parodie de l'entrée en guerre : une Marianne aguicheuse domine un homme travesti en femme, coiffé du casque prussien, étendu à ses pieds. La Victoire personnifiée descend sur son nuage pour payer un coup à boire aux troufions (cette fois des femmes travesties en hommes). Les clients applaudissent, ravis. Autre scène : évocation très "Au bonheur des dames" du grand magasin (La nouvelle Babylone) pris d'assaut par la clientèle. Parmi toute cette agitation on nous montre le mouvement mécanique de parapluies sur un tourniquet et celui d'éventails qui font une espèce de battement imitant celui d'un soufflet. Dans le plan d'ensemble qui suit, montrant la circulation des gens le long d'un escalier en forme d'entonnoir, on comprend que cette mécanique concerne aussi les hommes : ils sont entraînés et utilisés au même niveau que les objets pour nourrir la machine consumériste qui renforce le pouvoir des dominants. On ne tarde pas d'ailleurs à le voir figuré, ce pouvoir dominant, dans sa caricaturale magnificence : celle d'un bourgeois en haut de forme, serviette autour du cou, et pose à la Louis XIV, parvenu au dernier stade de la satiété et de la suffisance. Les plans suivants, dans le respect de l'unité dialectique, montrent le peuple au travail : couturières, ferronniers, lingères... Pendant ce temps les bourgeoises continuent leur butinage sur les froufrous de La nouvelle Babylone.
On découvre tour à tour les personnages qui servent de fil conducteur : outre le bourgeois déjà évoqué, il y a la jeune vendeuse sauvageonne, le député, le journaliste, le soldat misérable, allégories magnifiées par la mise en scène, extraordinaire de dynamisme et d'expressivité. Exemple : la séquence du bal, elle commence par ces plans de personnages qui figurent la débauche et le vice (personnages grotesques, jeunes femmes satisfaisant sans réserve leur appétit ou bien livrées à l'hébétude qui suit), et atteint dans son final (où se télescopent la fête à son paroxysme et l'annonce de la défaite de l'armée française) un crescendo salué par une explosion d'images digne d'Eisenstein.
C'est l'école soviétique : celle du montage dialectique (évoqué par Deleuze dans "L'Image-mouvement" : j'en ai relu les lignes qui s'appliquent parfaitement au film). La caméra est quasiment toujours fixe (sauf pour exprimer le chaos). C'est sur le seul enchaînement des plans que repose toute une amplitude qui va de l'évocation poétique, rêveuse, à la frénésie la plus extrême. La composition n'est pas en reste : on peut parler de chef d'œuvre au sens propre (un travail de maître). On admire en particulier ces plans, surtout au début et à la fin, qui montrent une composition avec premier et arrière-plan : la séquence du bal avec sa foule festive, ou la séquence finale avec son rideau de pluie qui ajoute un côté fantastique au pathétique de la scène. On y voit une ultime confrontation entre la jeune vendeuse devenue communarde et le soldat, contraint de trahir le peuple. Elle refuse d'abjurer face au Capitaine qui essaie de l'amadouer comme une fille facile. La pluie ruisselle sur leurs visages. Dans le dos du soldat, hagard, l'ombre grise d'une croix et celles de silhouettes qui creusent. La fille fout un pain au Capitaine. La sentence tombe : la mort. Avant l'exécution, devant ce soldat résigné qu'elle avait recueillie comme un mendiant, qui fut ou qui aurait pu être son homme, elle partira d'un énorme éclat de rire. Sublime.
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