Les lecteurs de mes chroniques cinéphiles savent à quel point j’accorde de l’importance à la question des décors dans le cinéma, et notamment pour tout ce qui a trait à l’urbanisme et à l’architecture. Un film consacré à Moscou et à sa reconstruction sous Staline ne pouvait dès que lors que susciter ma curiosité. J’introduirai cette critique par ces quelques phrases de Catherine Géry tirées de son article Deux fables socialistes d’Alexandre Medvedkine (dans son livre Kinofabula : essais sur la littérature et le cinéma russes, Presses de l’Inalco, 2016) : « La Nouvelle Moscou semble constamment hésiter entre célébration et parodie de la ville soviétique, autrement dit entre utopie et contre-utopie. […] C’est un conte soviétique, une fable édifiante qui, cependant, comporte comme toutes les fables une bonne dose de subversion sous ses dehors moralisateurs. Et ceci d’autant plus que Medvedkine privilégie un cinéma comique (sous sa forme “idéale” qu’est la satire), le rire restant pour lui le meilleur véhicule de la propagande au sens noble du mot russe propoved’ qui signifie à la fois “propagande” et “sermon” : l’action de diffuser, de propager, de faire connaître et admettre comme vraies une doctrine, une idée ou une théorie politique, dans le but d’influencer l’opinion publique et de modifier sa perception des événements. […] Ce que La Nouvelle Moscou tente de conjurer par ses formes hybrides qui mêlent le folklore, le merveilleux, le burlesque, le vaudeville et la comédie musicale, c’est un sentiment historique en flagrante contradiction avec l’impératif catégorique d’une “modernité soviétique” qui impliquerait transformation et destruction de l’ancien. »
Alyosha, jeune électricien au sourire inaltérable, travaille à la construction d’une centrale hydro-électrique dans une région marécageuse infestée de moustiques. Dans leur temps libre, ses camarades ingénieurs et lui ont réalisé une maquette animée de Moscou. Alyosha et sa grand-mère sont désignés par le groupe pour se rendre dans la capitale et présenter leur maquette à l’occasion de l’exposition agricole. Durant le trajet en train, l’électricien devient l’animateur du voyage en prenant son accordéon et en entonnant une ode à Moscou : « Peu importe où je voyage, peu importe la route que j’emprunte, je vois toujours ma chère capitale et j’entends sa douce voix. Le soleil de Moscou brille de mille feux, ses rayons se répandent partout. » Musicien charmeur, il fait la connaissance de Zoya, une jeune Moscovite qui retourne chez elle puis, à une escale, il rencontre Olga, une étudiante en médecine qu’il aide à rattraper le porcelet (prénommé Heinrich) qu’elle poursuit et dont elle a absolument besoin pour une démonstration devant ses professeurs. Cette aventure l’ayant fait rater le départ du train, il laisse sa grand-mère seule, laquelle, arrivée à Moscou, pourra compter sur l’aide d’un responsable de l’exposition agricole ainsi que sur cell du jeune peintre Fedya, qui lui offre l’hospitalité. Fedya, dont on découvrira vite qu’il n’est autre que le petit ami de Zoya, passe ses journées à tenter de peindre des rues de Moscou mais n’y parvient jamais, les anciens bâtiments étant à chaque fois dynamités avant qu’il ait le temps de terminer sa toile, ce qui l’amène à se précipiter dans une cabine téléphonique pour se plaindre auprès des bureaucrates qu’il tient responsable de cette situation. Lorsque les bâtiments ne sont pas tout simplement détruits (le film nous montre un grand nombre de ces séquences de dynamitage), ils sont déplacés, tirés sur le sol comme des chariots !
Les héros se retrouvent tous ensemble à l’occasion d’un carnaval masqué (au cours duquel – détail surprenant dans un film soviétique – on croise un personnage grimé en Charlot !). Alyosha et Fedya sont tous les deux déguisés en ours polaires et se disputent l’attention de la belle Zoya, qui va finir par abandonner le peintre au profit de l’électricien. « Tu mérites d’être fouetté avec une ceinture ! » tance la grand-mère de ce dernier, reprochant à son petit-fils de violer toutes les lois de l’hospitalité en brisant ainsi ce jeune couple. Toujours dans son déguisement de plantigrade, Alyosha reprend son accordéon et égaie la fête avec sa chanson à la gloire de la grande cité : « Pas étonnant que Madrid en Espagne chante des chansons de Moscou ! Quiconque a visité une fois Moscou jamais ne l’oubliera. Peu importe si l’ennemi fomente une guerre et rêve à la rendre la plus sanglante possible, il ne traversera jamais notre capitale ni notre patrie ! » Après un moment de dépit Fedya trouvera réconfort dans les bras d’Olga, avec qui il se rend à la plage (une scène comique le montre, déguisé en épouvantail, abritant les amours d’un couple de jeunes gens qui s’abrite lors d’une averse) et qu’il aidera in extremis à passer son examen en remettant la main sur Heinrich qui s’était de nouveau échappé.
La maquette animée des ingénieurs de province rencontre un grand succès à l’exposition, Zoya prête main forte au projet et commente la projection de la Moscou future devant un public conquis. Cette projection commence par une facétie : un technicien maladroit projette le film à l’envers et au lieu de voir la ville nouvelle émerger des ruines de l’ancienne, c’est le contraire qui apparaît à l’écran, les palais soviétiques étant remplacés par des cahutes misérables… Il semblerait que cet épisode humoristique n’ait pas fait rire les autorités russes, le long métrage de Medvekine ayant été censuré à cause de cette scène, laquelle présentait en outre la destruction de la cathédrale du Christ-Sauveur, image délicate qu’il aurait mieux valu ne pas montrer au public. « A-t-on affaire ici à un épisode purement comique, un gag dont Medvedkine n’aurait pas mesuré la portée, ou à un lapsus révélateur des désirs archaïques et conservateurs du réalisateur ? se demande Catherine Gély dans l’article cité plus haut. Ce qui est sûr, c’est que l’épisode du retour à l’ancienne Moscou, qui à lui seul a assuré la postérité du film, recèle en ces quelques secondes toute la complexité et toute la duplicité du cinéma de Medvedkine. »
Le film se termine par la résolution du dilemme d’Alyosha, tiraillé entre son désir de rester à Moscou avec Zoya et la promesse faite à ses camarades de repartir en province une fois sa mission accomplie. En bon communiste il opte pour la seconde option mais Zoya lui réserve une surprise en le rejoignant, abandonnant la capitale pour ses beaux yeux. Intégrée à l’équipe des ingénieurs des marais, elle trinque avec eux (on a ouvert une bouteille de champagne pour fêter le succès de l’exposition) et tandis que le petit groupe reprend en chœur l’ode à Moscou, les deux amants se regardent amoureusement sous le portrait de Staline tandis que retentissent les derniers vers : « Là où est le pouvoir du peuple, c’est là où vit Staline, il rend notre joie encore plus grande, et partout son héroïsme nous pousse en avant. »
Surprenant paradoxe que cette ville chantée par un provincial qui retourne à sa campagne dès sa mission terminée en emmenant avec lui une jeune Moscovite. Un provincial capable d’animer une maquette dont la mécanique complexe donne l’impression, presque magique, que la cité miniature se bâtit toute seule, mais qui se laisse impressionner comme un enfant par les escalators et les métros de la capitale lorsqu’il les découvre pour la première fois. Le film de Medvedkine invite la périphérie à célébrer le centre de l’Empire mais cette célébration ne doit surtout pas être comprise comme une incitation à l’exode rural ! On retrouve cette même ambivalence dans des films d’autres pays communistes comme Le Calice (Kyun Soon Jo, Corée du nord, 1987). On notera que le titre du film est le même que celui d’une toile du peintre Youri Pimenov datant de l’année précédente présentant, vue de dos, une femme conduisant une décapotable sur une grande avenue à l’architecture stalinienne grouillant de voitures et de piétons. On retrouve ce même type de bâtiments, dont certains rappellent par leur gigantisme ceux de la cité du Métropolis de Fritz Lang, à la fin du film lors de la séance de projection. On découvre de grandes places en damier, des espaces monumentaux rappelant l’ancienne Rome, de vastes arcs, des routes larges, des voies de chemin de fer réglées comme des horloges, une statue géante (et curieusement penchée) de Staline, et l’impressionnant Palais des Soviets (dont la construction sera d’ailleurs abandonnée en cours de chantier), une tour babylonienne bâtie comme une pièce montée avec, à son sommet, une immense effigie de Lénine levant le bras, que le film nous montre entouré d’avions de guerre prenant leur envol en suivant la direction désignée par son doigt. Une Nouvelle Moscou impériale, parfaite, intemporelle, écrasante, contrastant étrangement avec ces quelques plans de la Moscou de 1938, bien réelle (comme cette belle séquence d’un pont sur la rivière par une journée brumeuse), que Medvedkine filme, entre deux scènes, avec une certaine insistance qui en dit long sur son sentiment personnel et qui explique peut-être la censure de son long métrage…