Au premier aspect, La Nuit du chasseur semble être un film assez simple, une jolie fable enrichie des codes du film noir. On y assisterait à la lutte du bien contre le mal, dans son combat acharné qui verrait, in fine, triompher le bien. Plusieurs éléments vont dans ce sens : la structure du récit et sa résolution ; le système d'opposition de symboles (l'innocence du lapin face à la chouette prédatrice, à l'araignée piégeuse et au laid crapaud, dans les scènes de barque) ; la peur qu'inspire la personnification du mal (Harry Powell), entretenue par une tension propre au film noir ; le personnage de la croyante, vertueuse avec les enfants ; l'image qui encadre les personnages dans une lumière, celle de la Providence divine, aboutissant dans le jugement dernier, le dénouement, l'avènement du Bien.
Cependant, ce narratif apparemment unilatéral et très classique se voit remis en question par une scène clé : celle où Harry Powell raconte "l'histoire des deux mains". On y assiste à un discours moraliste et manichéen sur la lutte du bien contre le mal. Or ce narratif est ici l'apanage du mal, puisqu'il est raconté par un personnage archétype de l'antagoniste. C'est donc l'hypocrisie du narratif moral qui est souligné par cette scène, remettant en question la valeur morale de l'œuvre elle-même, par un procédé de mise en abîme. Le personnage de Harry peut ainsi être vu comme une projection auto-critique du réalisateur dans sa propre œuvre : son ethos est bon par le récit qui le détermine dans sa parole publique, mais celle-ci est hypocrite, fausse, mensongère et sert une manipulation qui se révèle dans la sphère privée, où la parole est sincère. Ici, Harry contrôle chaque récit, chaque fait de parole : s'il déclare ne vouloir "pas d'histoires" ni de mensonges, c'est qu'il ne veut aucune parole opposée à la sienne, il est le seul prophète de la vérité ("c'est moi que ta mère croira"). En vérité, pour considérer justement l'ethos, il faut sortir de son auto-apparition dans la relation rhétorique : le personnage de Harry est mauvais en acte, par son abstinence justifiée à la moraline (pour parler en termes nietzschéens) et sa violence (la gifle puis le meurtre). Ce récit moraliste n'est donc pas sans ironie, et celle-ci le fonde même, pour en faire une critique de la moraline.
En fait, ce récit se sauve lui-même dans sa dernière partie, lorsque la religion devient le signe sincère de la vertu, d'un véritable bien. Son instrument est aussi la narration, ce qui doit donner le sens du projet artistique de l'auteur : certes, le récit est un mensonge qui manipule le lecteur, mais il ne doit pas se piéger dans cette logique simpliste et unilatérale du placere ut docere ; il peut aussi servir le bien véritable, l'amour, offrir un regard profond sur la vérité du monde et ouvrir l'auditeur, le spectateur, le lecteur... à l'Autre.
Ce programme se trouve apparemment réalisé dans la fin du film : le spectateur assiste à l'émotion douloureuse de l'enfant, mais celle-ci vient de l'avènement du bien. Un doute, une ambiguïté morale persiste alors, qui prend son sens dans la complexité du vécu intérieur. C'est ainsi que l'on peut voir ce dénouement comme une simple scène apologétique de la vie familiale étasunienne, éloge d'un mode de vie capitaliste qui résoudrait les conflits dans l'amour du foyer. Mais ici, l'auteur perd le contrôle de sa propre ironie, qui peut dès lors s'appliquer à cette fin, et à plusieurs niveaux. Le spectateur s'invite donc lui-même, sur la base de l'ironie présente dans l'œuvre, à remettre en question la valeur de cette fin et à penser l'œuvre, à la fois acteur et observateur de ses transformations dans le parcours de son herméneutique.