En 1956, l’acteur Charles Laughton réalise son premier et unique film, « La Nuit du chasseur », dans lequel il met en scène Robert Mitchum, Lilian Gish, Shelley Winters, et deux jeunes comédiens : Billy Chapin et Sally Jane Bruce.
Nous sommes dans les années 30 aux Etats-Unis, en pleine période de la ‘Grande Dépression’. Pour survivre dans cette situation économique extrêmement précaire, un homme banal, Ben Harper commet un cambriolage au cours duquel il tue deux personnes. Pourchassé par la police, il est violemment arrêté, mais trouve le temps de dissimuler son butin, sous les yeux de ses deux enfants – John et Pearl – à qui il fait jurer de n’en souffler mot à personne.
Harper est incarcéré, promptement jugé et condamné à mort. Dans l’attente de sa sentence, il vit ses derniers jours au pénitencier de l’état. Son compagnon de cellule est un homme curieux, au faciès inquiétant, qui se présente comme le révérend Harry Powell. Powell surprend Harper à mentionner l’existence du trésor caché dans son sommeil, et tente sans succès d’en apprendre davantage. Néanmoins, les quelques informations glanées suffisent à attiser la convoitise du pasteur, qui, à sa libération, prend immédiatement la route pour la ville de Ben Harper…
« La Nuit du chasseur » est une œuvre dense et puissante, que l’on pourrait qualifier de ‘thriller’, mais emprunte également à d’autres genres, tels le film noir et le western, et rend un hommage appuyé aux films expressionnistes allemands.
Ma critique sera susceptible de contenir quelques éléments révélateurs de l’intrigue, aussi, je conseille à ceux qui ne l’ont pas vu de foncer en priorité sur le chef d’œuvre de Laughton.
Film d’une grande richesse, « La Nuit du chasseur » aborde, sous couvert d’une sorte de conte pour enfants, de nombreux sujets.
Le premier – et plus ostensible – est le thème du double et de la dualité. Récurrence du double dans sa plus simple forme, numérique : Harper, père de deux enfants, meurtrier de deux hommes ; chambre de deux prisonniers, les deux étant finalement exécutés par le même bourreau. Dualité des figures paternelles et maternelles des enfants : Willa/Rachel, Harper/Powell, mais aussi Birdie et Mrs. Spoon, figures parentales aussi éphémères qu’impuissantes, inutiles. Enfin, une dichotomie d’ordre spirituel et psychologique, avec tout d’abord l’opposition de Powell et de Rachel comme figures religieuses, le fanatisme dévoyé de l’un faisant face à la charité chrétienne affichée par l’autre, et, pour finir, la personnalité complexe du révérend Powell lui-même, tiraillé entre son désir et son mépris pour les femmes.
L’on pourrait alors être tenté de réduire le film à un affrontement du bien et du mal, de l’amour et de la haine, symbolisé à outrance, jusqu’aux mains du pasteur, dont les phalanges composent les mots ‘LOVE’ et ‘HATE’. Procéder ainsi reviendrait toutefois à négliger la dimension initiatique du récit, qui constitue aussi pour les enfants, en particulier John, un passage à l’âge adulte.
En effet, tout au long du film, ils vont devoir survivre, faire face à un abandon progressif de toutes leurs figures paternelles, qui révèlent leurs faiblesses et disparaissent.
Tout commence avec l’abandon de leur père, tout d’abord, arrêté sous leurs yeux. Un père qui exige deux choses de John : qu’il ne parle à personne de l’argent volé – pas même à sa mère – et qu’il protège sa sœur. Le jeune garçon se retrouve ainsi propulsé ‘homme de la famille’, un statut bien lourd à assumer à son tendre âge.
Face à la menace du révérend Powell, les enfants, qui auraient bien besoin du soutien de figures protectrices, voient celles-ci les abandonner peu à peu. Leur mère, tout d’abord, séduite par le discours du prêcheur, se soumet totalement à l’emprise de Powell, devenant un fardeau plutôt qu’une alliée. Les Spoon, ensuite, qui, également conquis par les mots du pasteur, ne s’étonnent pas de la disparition de Willa et ne questionnent pas les motifs ou les actes du personnage. L’abandon final, et, le plus cruel, est celui de Birdie. Le vieux pêcheur, pourtant l’un des rares habitants à ne pas succomber au charme du révérend, promet à John de l’aider en cas de coup dur. Le moment venu, il dévoile sa faiblesse, son incapacité et son impuissance, livrant les deux enfants à eux-mêmes. Il faut attendre l’apparition de Rachel Cooper pour retrouver une figure adulte fiable.
En ce sens, John, à qui l’on commence par confier une tâche d’adulte (symboliquement, un passage de relai qui se traduit également matériellement par l’argent, et psychologiquement par le secret), va devoir se débrouiller pour survivre et protéger sa sœur.
Laughton nous met face à la difficulté de grandir, une évolution que l’on ne peut accomplir seul (John a finalement besoin de l’aide de Rachel pour triompher de Powell), sans quoi la pression se révèle trop forte (ici, la pression du secret, trop lourd à porter).
D’autres thèmes sont abordés, ou tout du moins évoqués : la religion et la spiritualité, l’argent et les ravages de la Grande Dépression, voire même la justice.
Pour donner de la force à ses propos, Charles Laughton leur offre un magnifique écrin avec ce film somptueux. La photographie, l’un des plus beaux noir et blanc que j’ai pu observer au cinéma, est magnifique. Laughton multiplie les hommages à l’expressionnisme allemand : de l’ombre géante et menaçante du révérend qui se projette sur le mur de la chambre des enfants, reprenant une scène du « Nosferatu » de Murnau, aux jeux de contrastes très marqués. Le rôle de la nature, thématique expressionniste récurrente, est ici prépondérant, avec la rivière, à l’ambiance fantaisiste, voire, féérique, servant d’aide, d’échappatoire aux enfants là où tous les adultes leur ont fait défaut.
Robert Mitchum contribue pour beaucoup au succès du film. Le bad-boy d’Hollywood trouve ici un rôle maléfique qu’il interprète parfaitement, insufflant au personnage tout le charisme, la prestance, et la folie nécessaires à rendre crédible ce terrifiant pasteur.
Les autres acteurs ne sont pas en reste, entre une Shelley Winters très juste, et Lillian Gish qui est excellente dans son rôle de grand-mère qui cache une générosité et une tendresse infinies sous des dehors de sévérité et d’inflexibilité. Les jeunes acteurs sont suffisamment convaincants, et on ne leur en demande pas davantage.
« La Nuit du chasseur » est une sorte de récit initiatique, qui prend des apparences d’un conte pour enfants, avec ses bons et ses méchants. Le film de Laughton est d’une immense richesse, aussi bien dans sa cinématographie et son esthétique très léchée que dans les nombreux thèmes qu’il aborde, en faisant une œuvre sombre et intelligente. Et, le climax du film passé, lorsque l’on se retrouve dans la salle à manger de Rachel Cooper, l’on se rend compte une boule au ventre et les yeux humides que notre histoire touche à sa fin.