L'unique film de Charles Laughton laisse au spectateur figé une avalanche de sentiments contradictoires à l'issue d'un final incertain.
La première scène de monologue entre Harry Powell, aka le Prêtre psychopathe et corrompu (ou tout simplement Le Chasseur), et Dieu ne laisse aucune ambiguité quand aux intentions du premier à l'égard des pauvres âmes en peine que l'on verra errer pendant plus d'une heure et demi dans une Amérique dévastée par la crise économique de 1929. En effet, dans cette Virginie Occidentale délabrée qui rappelle certains passages des Raisins de la Colère, les habitants présentent les attributs psychologiques des miséreux : foi irrationnelle frisant le fanatisme - la vieille femme du village-, la dépendance la plus basse, -l'oncle alcoolique-, et la folie collective, -la scène finale de tentative de lynchage de la foule sur Harry Powell-. En fait, l'ensemble des personnages, interagissant de près ou de loin avec les protagonistes, sont de facto irrésistiblement attirés par le charisme démoniaque de Robert Mitchum. Ce dernier, qui incarne ici de manière splendide le personnage du Mal Absolu dans tout ce qu'il a de plus protestant : fourbe, manipulateur, assassin, le révérend utilise l'attrait mystique de la religion pour mieux abuser ses futures victimes, des veuves, afin de leur soutirer un maximum d'argent avant de les assassiner. La scène symbolique où il présente ses deux mains, tatouees AMOUR et HAINE, -LOVE et HATE- aux deux enfants interloqués, en est la plus subtile expression.
Mais ce n'est seulement qu'après avoir étalé pendant une bonne demi heure toute la démesure démoniaque de l'anti héros aux yeux du spectateur, que Charles Laughton dévie habilement la trame et le point de vue de son oeuvre, pour finalement l'inverser complètement. Alors que Harry Powell s'est marié à la veuve de l'un de ses anciens compagnons de cellule, Ben Harper, le spectateur est invité à considérer l'histoire du point de vue des deux enfants de Mme Harper : John et Pearl. La fuite de ces derniers dans la campagne pour échapper au Grand Méchant est une séquence mémorable qui m'a rappelé certaines scènes du "Dead Man", de Jim Jarmusch : un voyage onirique dans une nature virginale pure de toute intervention humaine, comme les esprits des deux jeunes fugitifs. Le tout est filmé avec une candeur rafraichissante. Cette parenthèse poétique constitue certainement l'apogée du film. La poursuite dans la nuit, ponctuée du chant religieux glaçant et redondant du révérend "Leaning on the Everlasting Arms", prend fin lorsque les enfants trouvent refuge chez Rachel Cooper, une vieille femme dont la maison devient leur sanctuaire sacré. Mme Cooper représente clairement le Bien, et, se posant comme personnage d'Honnêteté, de Compassion et de Miséricorde (elle accueille des orphelins), incarne le rempart ultime contre la perfidie du révérend imposteur. Veillant l'arme à la main en pleine nuit contre l'intrusion de Harry Powell, elle conjure définitivement l'emprise néfaste de ce dernier en opposant au chant corrompu sa propre version restaurée et sacrée du chant religieux. L'équilibre est ainsi symboliquement rétabli en une ultime scène fortement empreinte de mysticisme, comparativement semblable à d'autres oeuvres allégoriques, comme "Saint Michel terrassant le Dragon". En effet, tout comme à l'issue de la lutte, le dragon est précipité sur Terre, Harry Powell est finalement battu, et, dépouillé de son charisme infernal, est remis aux mains de la justice humaine. Cette dernière, aussi grossière que la folie ordinaire des habitants pauvres qui la composent, ferme le film comme il a commencé. Seule la montre remise comme cadeau au jeune garçon Will incarne symboliquement l'espoir d'une rationalité regénérée.
Le spectateur, lui, restera marqué par cette sublime scène des enfants voguant dans la nuit, sur la barque dominée par les étoiles scintillantes, ainsi que par la magistrale réalisation, poétique sans être irréaliste, rude sans être apitoyante, et touchante sans être mièvre.