Un diamant noir
James Gray est un auteur rare. Par son talent et son exigence, mais aussi concrètement par les délais entre ses films (cinq ans entre Little Odessa et The Yards, sept ans entre ce dernier et We own...
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le 13 mars 2011
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Irrésistiblement attiré par le genre, James Gray ne pouvait décemment pas balayer le polar d'un revers de main. Depuis Little Odessa, la quote-part auto-biographique annihilait la dimension spectaculaire normalement allouée aux métrages faisant la part belle aux lois du bitume. La faune souterraine de Brighton Beach servait d'ancrage social peu flatteur mais connotait déjà cette attirance de l'auteur envers les adeptes de l'anti-systeme. Gray l'avait exprimé au cours d'interviews, les quartiers de sa petite Ukraine se livraient à divers larcins. Dans le sillon de la délinquance d'Odessa, The Yards avait pour ambition de frapper la sphère des conseillers et des élus locaux. À chaque fois l'innocence (et l'ignorance) faisait les frais d'un cercle familial et relationnel brutalisant les plus lents. "Lent" et non pas "faible" un adjectif usé par le cinéaste pour définir le plus souvent son propre avatar fictionnel. Si la dimension mélodramatique importe plus que les rouages politiques avec ce que cela implique de corruption de hauts fonctionnaires par des cadres d'entreprises privées, l'implication du réalisateur de Two Lovers dévoilait un peintre des classes sociales associé à un pourfendeur du capitalisme agressif et ses pratiques peu orthodoxes. À travers Little Odessa et The Yards, James Gray flattait les bonnes consciences de gauche en shootant le peuple dans la rue tout en érigeant son Cinéma en petit monument marxiste. Une lutte de classe, certes, mais au prix du sacrifice moral ou physique d'un personnage de premier plan. Tout semblait donc entendu au sein de l'orientation politique du cinéaste jusqu'à ce que La nuit nous appartient vienne ébranler certaines convictions. L'objet filmé du délit prend corps lors de reconversion sociale de Bobby Green (Joaquin Phoenix) ex-taulier d'une boîte de nuit en plein cœur de Brighton Beach devenu flic suite à la tentative d'assassinat du Capitaine Joseph Grusinsky (Mark Wahlberg) son frère cadet puis la mort de leur père, le Commandant Burt Grusinsky (Robert Duvall) lors d'une course poursuite.
Bien que suppléé par le thème de la rédemption, La nuit nous appartient n'a pas manqué de questionner le spectateur quant à son repositionnement moral. Comment James Gray, homme de la rue a-t-il pu prêter allégeance à l'uniforme symbole de l'ordre et de la discipline ? Ce n'est pas la vision manichéenne qui est ici fustigée mais bien la reconsidération des valeurs de Bobby Green à l'abri du mal et protégé par les vertus nouvelles du serviteur de l'ordre . Le chevalier noir devient chevalier blanc arpentant un chemin de croix jonchés de souffrances et de perte d'êtres aimés. Ce parcours initiatique, on le connait intimement pour l'avoir suivi tout au long de la filmographie de l'auteur mais dans un cadre plus souple et surtout débarrassé des cercles protecteurs imposés par l'idéologie conservatrice des forces de l'ordre, de la cellule familiale bienveillante, le tout teinté d'un catholicisme à la forte réverbération physique et symbolique. Bobby effectue le chemin inverse en gommant son émancipation pour régresser vers les règles auxquelles se soumettent les citoyens dans une bonne marche morale et, pour finir, embrasser le rigorisme paternel et briller de mille feux devant la raison retrouvée. L'entorse faite au libre arbitre et à la notion de liberté par la soumission de l'individu implique de faire peau neuve. Le pardon de Burt puis les retrouvailles des frères ennemis après l'arrestation de Vadim consolident les liens familiaux autrefois brisés par la désobéissance. Joseph se considère comme adulte avec son lot de responsabilités alors que Bobby, vieil ado de 35 ans, ne vit que dans un songe artificiel fait d'argent facile et de femmes à la plastique irréprochable. Cette lecture de l'oeuvre ne peut être ignorée au même titre que l'image "droitarde" caressant sans cesse l'idée de métamorphose sociale. Néanmoins le raccourci idéologique des vieilles valeurs trouve un contrepoint dans la conception individualiste de la personne. Bobby revêt l'habit du self made man et jouit de sa propre réussite professionnelle obtenue grâce à son cercle de relations. Cette fierté nourrit son égoïsme (ou l'inverse) excluant l'idée du groupe et donc celle de la famille. Cet idéal professionnel, il ne l'a doit qu'à lui sans intervention d'un quelconque tiers. L'individualisme libéral prôné par Green fonctionne en total opposition avec l'idée d'un cadre religieux (ici le Catholicisme) ou encore d'une institution placée sous l'égide de l'ordre et de l'autorité.
D'une histoire de famille réglée dans un bain de sang, Bobby Green portera à jamais les stigmates de son origin story. La fin d'une ère auto-centree pour une prise de conscience au profit de la société et de la protection du citoyen.
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Créée
le 16 janv. 2023
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