La carrière de James Gray me fascine : il est ce qu'il y a de plus proche actuellement des réalisateurs classiques des années 40 à 50, de ces faiseurs aussi engagés comme metteurs en scène qu'en tant que scénaristes, tout aussi excellents dans l'un comme l'autre de ces deux métiers extrêmement techniques. Il est en ce sens proche, avec ses trois premiers films (Little Odessa, The Yards et La nuit nous appartient), de Billy Wilder quand il écrivait et réalisait, coups sur coups, les magnifiques Boulevard du crépuscule et Le Gouffre aux chimères.


Auteur intemporel à la carrière aussi longue que restreinte (il n'en est actuellement qu'à 7 films en 25 ans), il signait ici une nouvelle oeuvre incroyablement aboutie, belle et émouvante, de ces drames shakespeariens dont il semble détenir le secret. Gray a ceci d'incroyable qu'il n'a pas perdu de son premier film à son dernier en date, le très joli Ad Astra : seul à le faire actuellement, il prend toujours le contexte du film de genre pour explorer une jungle hostile, ici jungle urbaine, d'où jaillira la quête de vie d'un homme perdu dans son quotidien étouffant.


Il s'agit toujours, avec Gray, de détruire les habitudes de la routine par le retour de la figure du père, représentant le plus imposant de ce que l'auteur recherche à chaque film, le mariage entre vie actuelle de ses personnages et l'héritage familial qui s'offre à eux, tout aussi mauvais qu'il soit. Alors qu'il représentait avec The Yards la tentative de corruption d'un repris de justice (Mark Wahlberg) par sa belle famille mafieuse, il place We Own the Night en miroir direct : Phoenix, qui interprétait précédemment le jeune malfrat plus ou moins mauvais, campe ici le fils de policier directeur de boite de nuit pour qui retrouvailles familiales sera synonyme, à première lecture, d'entrave à la vie bâtie.


Du frère qui s'incruste dans son quotidien, on retient aussi le père qui le détruit entièrement : Robert Duvall, autre grand acteur à passer dans le moule de James Gray, incarne une figure de mentor charismatique et touchant, toujours proche de ses enfants avec une faiblesse émotionnelle dissimulée derrière ses grands airs de policier incorruptible et expérimenté. Il gère avec une grande maîtrise ses deux fils que tout oppose, et qui seront voués à se reconnaître comme plus proches que ce qu'ils croient.


Jolie du début à la fin et portée par la photographie et la mise en scène magnifique de James Gray (il suffira de voir le magnifique plan de présentation d'Eva Mendes, la clope à la main, pour finir bouche-bée dès les 15 premières minutes), la relation que partagent les personnages de Phoenix et Wahlberg (le fils de flic prévu futur directeur de la police) est tantôt touchante tantôt énervante, passe par toutes les étapes de la colère, du deuil et des retrouvailles, caractérisant à la perfection deux protagonistes interprétés de manière majestueuse (Phoenix est une nouvelle fois électrisant) et jouissant d'une personnalité propre, nuancée, constamment postée sur la frontière de ce qui fait le bien et de ce qui fait que l'on peut se rabaisser à faire le mal.


Il y a toujours eu de cela dans le cinéma de Gray, mais la thématique de la dualité de l'homme trouve ici l'apogée du talent de son réalisateur/scénariste : du père qui pâtit d'avoir aidé les autres toute sa vie au russe dealer pour qui la loi fait office de texte fondateur du mal, le développement des différents personnages secondaires à importance variable sera travaillé avec assez de soin et de talent pour offrir au spectateur une réflexion intéressante sur la question du point de vue, jamais vraiment formulée.


C'est à ce jeu qu'il excelle : La nuit nous appartient est à ce point intelligent qu'il décide de placer ses thématiques les plus intéressantes en simple interprétation, sans jamais porter de jugement de valeur sur ses personnages (à part, peut-être, sur les agissements de plus en plus cruels du dealer), et les mêlant à une action progressive, gère la tension de ses scènes de combats/course-poursuite jusqu'à les rendre haletantes, terribles, attristantes.


Car il ne fait pas bon vivre, chez James Gray, d'être partisan de métiers des armes; qui que l'on soit, si l'on est lié de prêt ou de loin à la mort, si l'on tente de la propager ou qu'on la propage en tentant de l'endiguer, le résultat sera le même : famille et honneur s'en verront détruits à petit feu, et finiront autant annihilés que les relations sociales des personnages de James Gray (le couple Phoenix-Eva Mendes en est à la fois le plus bel et le plus terrible exemple). Quelle différence y'a-t-il entre tuer des innocents et tuer ceux qui ont tué des innocents? La finalité est la même, et des vies sont détruites.


Enfin, il suffit de briser la routine d'une vie basée sur la violence pour inverser la balance; que Phoenix comprenne, par la destruction de son cercle proche, qu'il ratait sa vie à gâcher inconsciemment celle des autres était l'étape essentielle du cheminement du héros chez Gray. Un chemin inévitable qui conduira à son inéluctable résurrection en milieu de champ de maïs en flammes, tel un... Phoenix?

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le 14 oct. 2019

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FloBerne

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