La Nature a un mystère et une beauté si évidente qu'observer les créatures qui la composent devant un écran de cinéma est toujours source de curiosité, voire d'émotion. La stupeur face à des images paraissant impossibles à capturer, la traque de bout en bout d'une gazelle par un guépard, le spectacle aux premières loges de la naissance d'un baleineau, le vol d'un flamand rose au plus près du plumage. Nombreux sont les documentaires superbes offrant une plongée dans l'intimité du monde animal. Peu échappent malgré tout à la narration, à l'esthétisation, à l'anthropomorphisme ou au sensationnalisme. On désire souvent une histoire, un héros, des peines et des joies, de la tendresse et des combats. La présence humaine n'est pas souvent apparente, on assiste généralement à un monde originel débarrassé du prédateur suprême. Les images nous transportent dans un univers totalement étranger, comme si cette planète où une horde de gnous traverse un fleuve et se heurte à quelques mâchoires de crocodiles n'était pas celle où reposent nos villes et nos routes. Deux imaginaires du monde s'entrechoquent et le dépaysement est total. C'est souvent cela qu'on vient chercher au cinéma, ou derrière n'importe quel écran d'ailleurs.
La Panthère des neiges n'est pas, en ce sens, un documentaire animalier. On y voit certes des yacks sauvages, des renards du Tibet, une ourse et ses deux petits, espérons une panthère et d'autres spécimens de ces reliefs arides et froids. Mais on en apprend presque rien. Aucune voix ne nous explique la technique de chasse du chat de Pallas. Il n'y a que des apparitions, des rencontres de regards, puis des disparitions de silhouettes derrières les crêtes.
Le film fait comprendre que le monde animal est secret, fermé à jamais au regard humain, quand bien même des caméras ultra haute résolution parviennent à zoomer sur le plus petit lézard d'une falaise. La proximité filmique reste une illusion, en réalité les animaux nous ont fui avant même qu'on ait fait le moindre pas pour les approcher. Dans de rares circonstances, les deux mondes se frôlent quelques instants. Après des heures ou des jours de marche, de camouflage, d'attente, d'observation maniaque, soudain une queue ondule derrière un rocher, une oreille dépasse d'une touffe d'herbes. Pendant ces instants fragiles, l'homme peut alors mettre tout son artisanat et son inspiration à profit pour capturer, styliser, composer la rencontre. Le photographe Munier ne cache pas son choix de magnifier la Nature. Les plans de la réalisatrice vont dans ce sens également. Silhouette d'un yack massif à contre jour entouré de la fumée de son souffle bruyant. Procession de bharals perdus dans l'immensité de montagnes plissées. Un art de la photographie et du cadrage.
Un film sans leçons, presque sans paroles. Il y a bien quelques échanges et par petites touches les textes de Tesson, mais c'est le silence qui l'emporte. Pourtant on perçoit très nettement deux ressentis différents de l'invisibilité de la Nature sur les deux hommes. Un se sent à sa place, l'autre se cherche la sienne, se trifouille le ciboulot comme il dit. Un est un monument de patience et de calme, l'autre semble apprendre progressivement à tenir en place. Un pense animal, l'autre aime la discussion, apprend des rudiments de tibétain avec un enfant bonze. Ode à la patience, à la contemplation et à l'humilité. Notre vie appartient aux pentes rocailleuses du Tibet comme aux remous de la Loire en crue, et si on écoute bien, elle garde en elle ce rythme primitif qui fait battre les coeurs des bêtes les plus secrètes.