Si on m'avait dit que la plus grande scène d'introduction de 2023 serait la préparation d'un repas pendant près de 25 minutes, je n'y aurais sûrement pas cru mais j'aurais été intrigué. C'est la raison pour laquelle je suis allé voir ce film, pour en ressortir absolument conquis.

Se passant d'artifice et d'une complexité de scénario qui n'aurait rien apporté sinon de la lourdeur, le film prend le pou d'un couple à en devenir, joué par Juliette Binoche et Benoît Magimel (qui décidément, nous régale d'année en année), gravitant autour de la cuisine. Et encore la notion de "couple à en devenir" est discutable, c'est effectivement ce qu'ils sont et ce qu'ils deviendront, mais jusqu'en dans sa dernière scène, le film refuse de graver cela dans la roche, si l'attirance de l'un pour l'autre coule de source, nous ne sommes jamais sûr de savoir pourquoi ils ne le sont toujours pas officiellement. Et c'est une question qui traverse le film, quel est l'état de cette relation ? Autour de quoi s'arc-t-elle ? Autour de la cuisine.

Le mariage, c'est cet instant où la femme se soumet à l'homme, où symboliquement, le père accompagne sa fille jusqu'à la futur personne qui prendra la relève. C'est une logique de domination masculine. Toutefois, la relation entre Eugénie et Dodin n'existe et ne perdure que justement parce qu'elle peut se retrouver en situation de domination, ou du moins égale à lui, et ce dans un lieu précis : la cuisine. Elle est le pinceau des rêves de Dodin, la seule qui sait exactement comment donner matière (tu croyais que j'allais pas parler de matière ? c'est mal me connaître) aux songes de Dodin. Mais attention, il l'aide en cuisine, il se met à son service, ce n'est pas simplement une relation pyramidale d'intérêt, il fait exactement ce qu'elle dit. Elle rythme la musique culinaire, et lui en devient un musicien. C'est tout l'intérêt du dernier dialogue qu'ils ont ensemble : "resterai-je votre cuisinière ?". Symboliquement, même en étant votre épouse resterai-je votre égale.

Et ces enjeux, ainsi que tous les artificiers du film, sont tournés vers la cuisine, vers la préparation. Jonathan Ricquebourg, le directeur de la photographie, arrive à capter, à prendre en image, ce que peu de film, à l'exception de l'animation japonaise notamment, avait réussi : les vapeurs. On voit la fumée, la vapeur, la chaleur des plats se refléter avec la lumière qui pénètre par les fenêtres. Il faut rendre hommage à la direction du son. Le problème d'un film sur la pitance, c'est qu'on ne peut avoir accès ni au goût, ni à l'odeur, ni au toucher. Alors il faut que les deux autres s'imposent. Et c'est bien ce qui se passe, on entend tout. Les bruits des couverts, les crépitements de la poêle, l'eau bouillir, la cuisine se découvre les yeux fermés (même s' il serait dommage de fermer les yeux devant ce film). Le film donne à voir non seulement la matière visuelle, mais la rend concrète en l'annexant à un univers sonore construit.

Et si on doit faire un tour du côté du son, autant aborder la question des dialogues (je suis pas payé pour les critiques, et encore moins les transitions, et pourtant je devrais). Il n'y a, à les entendre, aucune envie évidente de naturalisme dans le film. Il n'est pas là pour essayer de reproduire un certain phrasé de l'époque, bien au contraire, tout sent l'artificialité, la littérature, les dialogues hautement écrits. Est-ce que c'est un point négatif ? Non, pas du tout. Les dialogues littéraires sont une manière d'écrire qui peut s'avérer grandiose, mais c'est néanmoins intéressant de voir à quoi ils se réfèrent ici. Comme la cuisine, le langage est une construction, il se développe et se prépare. Renvoyant à l'idée de la fabrication des moyens de communications, que ce soit à travers la cuisine ou le dialogue. L'échange est un lieu d'art.

La Passion de Dodin Bouffant s'installe dans le temps, n'utilisant que peu d'effet extradiégétique, il laisse la véracité d'un univers s'immiscer dans le plan, dans le temps. On sent un film passionné par son dispositif, par l'envie de filmer, ce qui fait qu'il devient bien moins intéressant quand il s'agit d'abandonner la préparation pour se concentrer par exemple sur la figure du deuil, qui dans sa première partie n'a malheureusement rien de très réjouissant (esthétiquement j'entend). On notera également l'envie finalement de se contenter du minimum scénaristique, le film tiens 2h15 sans avoir recours à l'artificialité d'une péripétie malvenue, il a confiance dans ce qu'il raconte, ou ce qu'il ne raconte pas justement, et va la tenir jusqu'au bout.

Merci pour ça.

Le_Liam
8
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le 29 nov. 2023

Critique lue 11 fois

Le_Liam

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