Une perverse mélodie
Erika, femme proche de la quarantaine, est l’archétype de la vieille fille bourgeoise qui s’effondre jours après jours. Professeur de piano, endimanchée de manière sobrement terne avec un long...
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le 26 janv. 2015
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Haneke procède par étapes évolutives et par désamorçages d'une psychologie obscure. Il nous plonge face à un personnage central et nous entraîne dans un vent de réflexions où les réponses sont implicites. Il nous faudra avoir recours à une logique intuitive pour comprendre où il veut nous emmener. Ma critique aura donc pour but d'éclairer les sombres aspects et enjeux de ce film. (spoil alerte en perspective)
Erika Kohut, divinement interprétée par Isabelle Huppert, nous apparaît d'abord comme une femme mûre, pleine de droiture et d'assurance. Hermétique au monde qui l'entoure mais sensible à la musique. Imperméable aux sentiments amoureux, à la tendresse. Une femme à la grande intelligence musicale. Pointilleuse sur l'interprétation des morceaux. En particulier ceux de Schubert et de Schumann pour qui elle voue une passion presque amoureuse. La musique-maîtresse, le domaine dans lequel elle excelle devient sa force salvatrice et fait d'elle une déesse impénétrable. Valsant dans l'atmosphère feutrée et didactique du conservatoire de musique, elle marche d'un pas déterminé, avec le menton relevé d'une femme sûre d'elle. Elle a cette facette inaccessible, cette carapace quasi trop fascinante pour vouloir la lui retirer. Cette assurance habile qui fige tous ceux qui l'approche dans un bloc de glace. Elle semble intouchable. En cela, elle est irrésistible. Elle est irrésistiblement frigide, austère, antipathique, aigre… Son animosité m'attire plus que de raison. (J'en profite pour saluer l'interprétation d'Isabelle Huppert. Ce rôle tenu majestueusement jusqu'au bout, fait d'elle une pionnière dans le cinéma franco-autrichien.)
Mais, cette femme fait de glace, va finir par fondre doucereusement. Derrière toutes carapaces, se dévoile enfin la face cachée de l'iceberg. Une autre facette se dérobe sous nos yeux, lentement. Mais la lame du poignard achèvera de nous atteindre en profondeur jusqu'à nous laisser agoniser dans une mare de sang. Erika est finalement une femme remplie de colères, d'incompréhensions et de frustrations. On devine dès lors un sombre traumatisme enfoui au fond d'elle. Le spectateur a un rôle de psychanalyste qui est un passage obligatoire pour tirer les ficelles cachées et glissées par Haneke. On imagine aisément de quel trauma il s'agit. Certainement violée par son paternel et délaissée. Ce qui serait une réponse fiable à toute l'énergie qu'elle emploi pour paraître si dure et pour ne pas se laisser emporter par de quelconques sentiments ou attaches qu'elle semble qualifiés de bêtises. Elle ne fait pas dans le sentiment, qu'elle juge infructueux et même grotesque.
La frustration au premier plan dans ce film :
On hésite pour élire la frustration dominante : l'amour ? le sexe ? ou la solitude ?
Bien que les trois soient patemment liées, elles se manifestent sous des angles à chaque fois très distincts.
La frustration amoureuse se justifie par cette relation mère-fille étouffante, elle dort dans le lit maternelle et se trouve sous l'emprise d'une mère castratrice. Son traumatisme intérieur a exigé d'elle une grande force mentale qui annihile tout sentiment de tendresse, d'amour et de confiance. En effet, elle recule dès lors que l'on s'approche d'elle pour l'embrasser. Elle est prise de nausées à la moindre tentative de tendresse. Elle vomit pendant un acte sexuel. Tout cela la dégoûte viscéralement. Elle refuse de se donner et sa motivation à être cette femme froide et impénétrable relève simplement de la peur de souffrir à nouveau. Il est impensable pour elle, de souffrir à cause de quelqu'un d'autre qu'elle-même. Là se trouve sa crainte la plus profonde. Elle préfère s'auto-détruire (par haine de soi, cela va sans dire, et par plaisir masochiste).
Ce qui me ramène à faire le lien avec sa frustration sexuelle. Elle s'auto-mutile les parties intimes comme si elle voulait faire taire ses pulsions sexuelles et de désir. (Elle se retrouve d'ailleurs si frustrée sexuellement qu'elle se jettera sur sa propre mère, de façon brutale et animale.) Elle se punie et considère ses fantasmes comme immoraux parce que trop bridée et enfermée dans un carcan familial et académique. Elle ressent pourtant un certain plaisir libérateur et masochiste. Sans doute parce qu'elle a également la haine pour toutes ces conventions et le puritanisme dans lequel elle baigne. Elle voudra par ailleurs calquer son masochisme sur les autres. A son élève pour qui elle éprouve de la jalousie mais surtout à Walter, son amant, si je puis le nommer ainsi. Elle prends un malin plaisir à le masturber, à l'exciter, pour ensuite exiger de lui qu'il reste sur sa faim, dans la douleur et la frustration. Elle se mets à errer, confrontée à une solitude incurable, dans des peep-shows, et se délecte du cinéma pornographique. Elle a cette obsession phallique qui devient maladive, comme si elle était face à quelque chose d'imperceptible. On remarque ostensiblement qu'elle est surtout attirée par le sexe en lui-même, par le membre, qu'elle cherche désespérément à comprendre. Elle humecte les mouchoirs sales remplis de sperme. Elle se délecte de cette effluve masculine. Cela la trouble et l'enivre en même temps.
Suite à ses aveux dans une lettre pour Walter concernant ses penchants, celui-ci la rejette de façon très violente. Les rôles s'inversent. La dominante devient la dominée et le dominé le dominant. S'en suit le jeu de "Fuis-moi, je te suis et suis-moi, je te fuis" qui devient de plus en plus malsain. De nouveau, le fait de se sentir rejetée la renvoi dans sa solitude abyssale. J'en viens donc à sa frustration de solitude. Après s'être faite rejetée par l'homme qu'elle aime, (j'émets des doutes concernant ses sentiments envers lui), elle se jette à ses pieds de façon colossalement pathétique et devient victime de son propre jeu. Selon moi, si elle revient, c'est simplement pour se départir de ce sentiment de rejet insurmontable. D'où mes doutes. Sa plus grande angoisse étant de se sentir rejetée à nouveau, la voilà dans un désespoir à son apogée qu'elle va donc tenter de panser en capitulant. L'élève ayant dépassé sa maîtresse à son propre jeu de domination, sa prise de conscience face à une délivrance fatalement impossible met un point final à sa souffrance. Le spectateur est renvoyé à une frustration infinie face à cette tâche de sang grandissante et à cet au revoir brutal.
Un film désabusé, juste et rigoureux dans lequel rien ne suffit à nous réchauffer. Malgré l'enjeu du sujet et tout le tragique qui en découle, je trouve qu'il se regarde avec un détachement et une rigidité que je considère comme une valeur ajoutée au caractère exceptionnel de cette œuvre.
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Créée
le 17 févr. 2021
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