Je ne spoile pas, promis. Au contraire, j'en dis le moins possible. Seulement mes impressions.
J'ai dû digérer cette tempête de violence psychologique voir philosophique avant de m'atteler à écrire cette critique. Il se passait un drôle de feu d'artifice à l'intérieur de mon cerveau, et ce, pendant ma lecture mais aussi après avoir refermé cet édifice de la littérature hongroise. Je tiens à préciser que le titre original "A gyertyák csonkig égnek " signifie "Les chandelles brûlent jusqu'au bout", ce qui constitue en réalité une énorme ligne directrice de ce récit. Ce titre aurait dû être conservé en français, non seulement parce qu'il est lourd de sens mais parce que je le trouve aussi très beau.
Un grand homme a dit (On se demande qui je vais citer...) "Un véritable artiste renvoie le lecteur à lui-même, l'aide à découvrir en lui-même les richesses inépuisables qui lui appartiennent." Et je partage son avis. C'est là que réside la force d'une oeuvre. C'est exactement ce qui s'est produit ici. C'est d'ailleurs assez troublant de rentrer à ce point dans une histoire, dans des personnages qui nous renvoient à nous-même, de se sentir touchée et presque visée par les pensées et les écrits d'un artiste. On se sent alors proche de lui et l'on se demande "A t-il vécu les mêmes expériences que nous? Ou bien, vit-on tous des expériences similaires?" Quoi qu'il en soit, les trois personnages majeurs qu'il nous présente sont tous très différents, ressentent une souffrance profonde et j'ai ressenti ces trois souffrances à la fois, ce qui rend ce récit infiniment humain. L'on comprend chacun de ses personnages alors qu'il sont tous en opposition les uns les autres. On ne se positionne pas. On est là en tant qu'observateur. On veut tout défendre. Même l'indéfendable. On s'exige une sagesse d'esprit, qui sera essentielle si on ne veut pas se laisser emporter dans les abîmes de la souffrance, de la déchéance et de l'annihilation.
Je vous expose les questions abordées ici mais ne vous en faites pas, j'en garde les clés et les réponses. Beaucoup de matière à réflexion: l'amitié, c'est LE thème majeur. On s'aventure dans les limites ou non limites de l'amitié. Les conditions sociales (milieu aisé et milieu modeste sont-ils systématiquement en opposition ou une harmonie est-elle possible en ne prenant pas en compte le statut social de l'autre) Les valeurs morales et intrinsèques de tout individu. L'amour. (ai-je besoin de le préciser?) Et pour finir, le temps qui découle et nos buts à atteindre. Je glisse au passage une phrase que j'ai beaucoup appréciée p.214 "Regarde! Les chandelles se sont entièrement consumées." Phrase qui nous renvoie évidemment au titre. Mais pas que!
Certains prétendent que Sándor Márai nous offre un point de vue négatif des phénomènes sociétaux. C'est certes un dramaturge mais je trouve qu'il a néanmoins le pouvoir du relativisme et qu'il tente justement de nous amener à adopter une vue d'ensemble plus détachée face à tout sentiment de colère, de tristesse, de déception et de tourments de l'âme, en ne les rendant pas moins violents pour autant. C'est à dire que nos émotions fortes et destructrices sont le propre de la nature humaine et que par conséquent, il est tout à fait normal d'aimer, de haïr, de tricher et tout cela dans une boucle infinie parce que, ce qui compte, c'est, je vous le demande? la passion. Cette passion destructrice mais qui finalement fait vivre. La souffrance compte. Presque autant que la félicité. Ce sont deux états complémentaires et indissociables. C'est un système de balance. De la haine à l'amour, il n'y a qu'un pas, peut-être même pas du tout. Il faut simplement accepter ces conditions pour vivre pleinement. Nous n'en voulons pas, mais nous en avons besoin, sans s'en rendre compte. Du moins est-ce mon sentiment.
Quand j'ai commencé à lire la première partie du livre, l'on m'a demandé "alors? c'est bien?" J'ai répondu avec une totale absence de conviction "ça va." Il faut savoir que je n'avais pas lu le résumé très annonciateur de sens critique. Le résumé inscrit sur le livre laissait entendre seulement une confrontation entre deux hommes, une amitié perdue et des amours impossibles. Ni plus, ni moins. Et c'était très bien comme ça. Le début du récit pose donc ses personnages et le temps me semblait ralenti. Mais n'ayant aucun autre indice en mains, j'ai basculé de surprises en surprises et c'est grâce à cette ignorance que les pages se sont tournées jusqu'à la dernière avec la rapidité d'une météorite. J'étais tourmentée et je voulais sortir de ce tourment infernal mais non sans une certaine avidité et satisfaction.
Comme je commençais à m'immiscer dans cette amitié entre deux hommes que tout oppose (milieu social, statut, intérêts, caractère...) je me suis dis "va t-il m'emmener dans une ivresse de la métamorphose?" Nullement. Ce n'est que lorsque le huis clos apparaît en seconde partie que l'intrigue s'installe réellement et que l'on comprend l'importance d'avoir aussi bien positionné les personnages au début. C'était primordial au bon déroulement de la trame narrative. Et croyez-moi, je n'ai jamais lu, jamais, une trame narrative aussi bien menée que celle-ci. Aussi pointilleuse, méticuleuse et ce, jusque dans la phrase (avant dernière pour être précise) qui clôt le récit. Un point final idéal, une fin complète, souveraine, parfaite. L'histoire va t-elle se terminer dans l'ataraxie? Je vous laisse le soin de le découvrir. Tout, dans cette odyssée austro-hongroise, est une question de millimètres. Et comprenez-moi bien, cette question de millimètres est un sous entendu subtil de ma part que vous décèlerez très certainement en lisant cet ouvrage. Il n'est pas épais, il se lit comme l'eau de la rivière qui coule mais il est très intense. On est dans l'émotion, dans la psychologie, la psychanalyse et l'introspection. (Oui parce qu'il nous fait nous poser des questions également sur notre propre nature, valeurs morales et limites personnelles que l'on s'imposent à nous-même) Je vous recommande cette rivière, allez vous baigner dedans, et ressortez de celle-ci avec des gouttes d'humanité sur le corps.
Haletant huis clos sur les relations humaines et les lois qui les régissent. Un style, une plume juste et ultrasensible qui n'est pas sans rappeler notre ami Zweig ou encore Schnitzler.