« Avant eux il n'y avait pas de problème »

La Planète des singes s’impose dès son commencement comme une ode funeste et pessimiste. C’est Charlton Heston qui « quitte le vingtième siècle sans regrets », espérant un univers habile et pacifique. C’est une mission qui, armée de quelques scientifiques, espère trouver un monde meilleur. Une quête d’un lâche humanisme, qui prétend édifier une humanité nouvelle, armée de deux ignobles, d’un misanthrope, et d’une procréatrice…

Le long-métrage opérera dès lors dans le sens inverse : bouleverser les chronologies, dynamiter l’évolution et par ce réveil à l’âge de pierre, illustrer sagement la société des sixties : le mythe américain dans sa morbide splendeur. Car oui, les premières scènes s’approchent plus de la remarque anthropologique que de l’émerveillement propre à l’odyssée. En un sens, le désert apocalyptique et la défunte mer de l’amerrissage symbolisent aussi bien le néant climatique, qu’un complet réamorçage de l’Homme et de ses mœurs. Alors, ces nouveaux colons en terres hostiles agissent suivant leurs principes. Ils s’avancent aux sons de quelques remarques impériales, ricanent futilement devant l’ébauche d’une civilisation et n’hésitent guère à planter un micro-Stars and Stripes en guise d’emblème satirique. Ce sont eux qui s’émerveillent lors de la découverte des premiers êtres, qui assistent à l’affreuse saynète au milieu des plantes. Mais être est une hyperbole tant le spectacle imposé s’approche de l’honteuse observation zoologique : des corps remuant, bouffant la verdure de leur mâchoire primitive. C’est ici encore le point de vue américain qui l’emporte, car ces figures aberrantes sont l’occasion pour Schaffner d’illustrer le paradoxe made in USA dans sa pleine ironie. Fougères nutritives sont dès lors fougères sanglantes ; chevelures soyeuses sont tout à coup noyées de boue ; humains en devenir deviennent soudainement des proies qu’on capture par humeur, presque par sadisme. Un cor primate vient troubler l’onirisme biblique de la dégustation première : les corps se bousculent, se détachent, se ramassent à la pelle…

On verrait dans la chasse aux enfants de Gaïa la reconstitution symbolique du bellicisme ricain, de la guerre du Vietnam, des parties de campagne gonflées aux napalms et autres ardences.

« Et c’est depuis lors qu’ils sont civilisés »

Alors, La Planète des singes causera de tout. De la soif sanguine des primates, au déclin de l’empire américain, la société est observée dans sa plénitude diffamatoire. Et pour exercer le blâme, une communauté concentrée dans un village, unique hameau pour représenter l’Amérique dans son ensemble. Mais reprenons depuis le départ : Heston - le soldat parfait - est envoyé par un ordre supérieur dans l’exploration d’une terre lointaine - le Vietnam - afin de repeupler, d’exercer son impérialisme au détriment des indigènes - des Vietnamiens. Le schéma ne saurait être plus clair, et on verrait dans l’œuvre les prémices de M*A*S*H ou de Platoon. Mais loin de son seul antimilitarisme, La Planète des singes s’attaque à plus grand encore : à la religion catholique et ses mensonges, aux piliers rauques qui perdurent, à l’idée sinistre d’une Amérique aux mains vermeilles…

La première bataille est idéologique : combattre le fantasme d’un état guerrier où se range au côté de la bible un fusil tout aussi impeccable. C’est Taylor qui déambule comme un diablotin, dans l’immensité des canyons, prêt à dégainer. À peine évadé de sa cellule, il récupère son précieux et menace de mort tous ceux qui feraient rempart à sa liberté totale. Ce sont les singes qui enferment, tuent et empaillent déjà les charognes. L’homme blanc, américain typique incarné dans les primates, traite ici l’étranger comme une sous-espèce, sorte d’animal miraculé qui s’en serait sorti par mimétisme de la race supérieure.

Deuxième périple : se frotter au canular du catholicisme. Ici ce ne seront guère les humains muets qui illustreront la bêtise biblique, mais les hautes institutions primates. La justice est traitée avec une certaine sagesse d’autant plus satirique, car dans le génie de Schaffner réside le plus ambitieux paradoxe : refléter par son cousin éloigné le plus proche toute l’ambivalence de l’espèce humaine. On sermonne avec hypocrisie sur les textes sacrés, on juge non pas à la vertu mais aux indications creuses de ceux-ci. La foi est atomisée, et ce, dès l’entrée de l’inconnu Taylor dans la logique simienne ; perturbée déjà lors de son évasion, bousculant la coutumière messe d’enterrement, puis remise en question par les nouvelles découvertes archéologiques - l’inévitable parade de la science destinée à sonner le glas de la religion. Les leaders - les orangs-outans - s’affolent alors face au dévoilement prochain de leur supercherie, fabriquent de piètres excuses dans l’espoir de maintenir l’ascendant sur les êtres encore naïfs, mais rien n’y fait : la société primate s’effondrera avec la chute de la grande illusion.

Ainsi, La Planète des singes traite-t-elle de la fine bordure délimitant l’ivresse créationniste et le savoir développé dans l’étude scientifique. Car s’il est de sens commun chez les primates d’estimer l’heureuse nature comme un don divin, certains ne croient plus aux éternels mensonges qui justifiaient l’insomnie de l’intellect. Ce sont Zira et Cornélius qui, dans un sempiternel désir de savoir, d’étudier l’homme non pas comme un vulgaire animal mais comme une bête raisonnable, avancent les premiers raisonnements : l’être humain serait-il doué de parole ? Serait-il possible que l’Américain simplet parvienne à relaxer un temps ses pulsions bagarreuses pour véritablement entrer dans l’ère post diluvien ? Non, car se reflète en sa nature l’instinct ineffable de ce qui tue, de ce qui viole ; des prémices déjà commerciales - en témoigne l’aisance avec laquelle on offre la femme, traitée comme une gourmandise à usage multiple. Et on se remémore alors le monologue de départ, humaniste et plein d’espoir : un beau paquet d’ironie déjà entassé.

« Car ils ont inventé le fer à empaler

Et la chambre à gaz et la chaise électrique

Et la bombe au napalm et la bombe atomique »

Alors on revient une dernière fois au départ, car confusion s’installe à la lueur du premier plan : symétrie parfaite et blanchâtre, lignes qui convergent vers une seule et même sphère rouge… On verrait presque un jumeau d’HAL 9000 dans la composition établie. Mais l’analogie à 2001 n’est guère aberrante. Les deux œuvres ouvrent en ce sens à de nombreux parallèles : l’année 1968, des thèmes communs et des ouvertures analytiques en tout point semblables. Non, ce ne sera point Kubrick qui viendra atomiser l’ensemble, mais demeure tout de même entre les deux œuvres un dialogue riche. Certes, loin de l’esthétique contemplative de 2001, l’œuvre de Schaffner repose davantage sur la donnée linguistique, sur les caractéristiques propres aux films de dialogues. Certes, là où Kubrick dépeint l’évolution sur des millénaires, débutant par le foyer rocailleux d’une première humanité jusqu’à l’errance spatiale des temps modernes, La Planète des singes se contente d’une action linéaire et établie. Mais l’antinomie narrative n’empêche guère les similitudes.

Il y aura donc l’un : le désert de partout, hôte des prémices de l’humanité qui voit naître l’homme et son évangile meurtrier ; et l’autre : la caillasse funeste où Heston se sent déjà périr. C’est donc une première approche : là où 2001 récite l’évolution en prenant pour point de départ le désert, narrant l’ascension progressive vers les voûtes célestes, La Planète des singes emploi la zone aride comme une destination finale qu’on atteint à trop vouloir toucher du doigt les astres.

Mais quel serait le moteur sordide qui motiverait à la fois épopée de l’évolution et réamorçage intégral ?

Il est nécessaire de juxtaposer les deux œuvres afin d’en cerner la mécanique essentielle.

Se trouve aussi bien dans l’une ou dans l’autre, l’horrible justification du Mal : du mal comme motif de meurtre et de conquête chez Kubrick, celui qui fonde et fait évoluer ; du mal qui pénètre l’âme du macaque et le fait grandir vers d’autres cieux de haine et de puissance ; du mal qui perdure dans l’esprit des hommes et les pousse à faire société pour en oublier quelque peu la hantise. Chez Schaffner, on contemple son cas par un regard rétrospectif, admirant les vestiges du cataclysme, parfois avec regret, souvent avec envie… 2001 se pose alors comme l’avant Planète des singes, comme le lent et calme cheminement nucléaire qui mène à l’implosion finale - au fœtus astral, sorte d’Hiroshima à lui seul. Mais la critique socio-politique chez Schaffner n’aurait eu de valeur placée dans un contexte de société pérenne. Non, le reset des premières scènes est nécessaire, et la lente décadence de l’Amérique ne peut s’opérer qu’à la suite de son événement le plus redouté.

Alors, l’être meurt avec sa bêtise et ses croyances, son pouvoir et sa fortune. Le singe résiste quelques instants aux passions de son frère, finit par succomber. L’Amérique n’est plus qu’une statue rouillée ; Taylor observe endeuillé l’ersatz d’une société déjà morte. Il réalise enfin son rôle dans l’affaire - « I’m Home. » , l’accepte - « You finally really did it. » , s’effondre au sol et cris la vérité : Lui, Vous, Eux, Je, sommes les singes déchus d’un même quartier.

Gori14
8
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le 4 févr. 2024

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Thomas Drappier

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