"On commet de grands crimes ici-bas. Mais il n'y a rien de pire que de tuer l'amour"
Quelle leçon viens-je de recevoir ? Ah oui, une leçon de cinéma et de mise en scène par celui qui est peut-être l'un des plus grands réalisateurs mondiaux, et pourtant, ô ironie du sort, l'un des plus méconnus. J'ai nommé Wojcieh Has en personne. Adaptation éponyme d'un des grands romans du naturaliste et positiviste polonais Bolesław Prus, La Poupée est un condensé de la science du mouvement et de la profondeur de Has - cette profondeur de champ qui multiplie les significations, ouvre les perspectives et les points de vue. Le réalisme social digne d'un Zola, où sont rassemblés en une même fresque aristocratie décadente, bourgeoisie commerçante ascendante, et peuple en proie à la misère la plus crasse, côtoie avec fantaisie un monde baroque et fantasmagorique qui annonce celui de La Clepsydre, autre chef d'œuvre du réalisateur. On retrouve là l'un des leitmotivs les plus frappants de l'œuvre du cinéaste polonais : la frontière si ténue entre la réalité et le rêve, trouvant ici son fleurissement dans des discontinuités narratives troublantes, qui viennent orner le parterre du réalisme d'un onirisme manifeste. Car il n'y a pas seulement ces sublimes travellings latéraux qui subjuguent par leur virtuosité, il y a ces natures mortes composant nombre de plans, où même les aristocrates semblent figés tels des poupées de cire, inquiétants signes d'un monde d'automates en décomposition.
Wokulski, merveilleusement incarné par Mariusz Dmochowski, est traversé par un panel de contradictions qui le rendent terriblement authentique : il y a chez lui l'assurance et la fragilité, la certitude et le doute, la richesse et la sensibilité à la pauvreté, la lucidité et l'égarement... Un égarement passionnel qui le fera tomber dans les griffes d'Isabella, beauté fatale portée à l'écran par la sublime Beata Tyskiewicz, qui, réfugiée derrière le voile de la vertu et de la dignité aristocratique, méprise profondément Wokulski, ce parvenu qui endosse désormais les vêtements d'un homme d'affaires.
Notre personnage, à l'instar d'un héros scorsésien qui choit (mais à cette différence que Wokulski le fera délibérément, bien qu'avec une once d'amertume), retournera d'où il est parti, c'est-à-dire des bas-fonds. Est-ce là une fuite en avant ? Ou bien le témoignage de l'impossibilité de trouver une issue dans ce monde irrémédiablement figé ? Quoi qu'il en soit, en empruntant la pourtant difficile voie de l'adaptation historique, Has parle avec une grande subtilité de la Pologne contemporaine, et en dresse un portrait sans concession, comme il l'avait fait auparavant dans son premier long métrage, Le nœud coulant. Loin de l'image d'Epinal d'une nation polonaise héroïque exaltée par les mystiques romantiques (on pense à Mickiewicz), Has nous donne à voir un pays rongé par l'appât du gain, par une aristocratie aveugle, et par le vice. Comment ne pas voir en l'une des cinglantes répliques de Wokulski "Un pays, une miniature de pays, où les pauvres travaillent pour enrichir les crétins", le terrible constat d'une société scindée en deux, où la Nomenklatura prospère sur les décombres de la misère, malgré le dégel et la déstalinisation ?
La Poupée éblouit visuellement, et bien que la restauration de Malavida ne puisse complètement effacer les problèmes d'un master endommagé, elle nous permet de prendre la juste mesure d'une œuvre majeure du patrimoine cinématographique.