D'Elia Kazan, on connaît surtout des film tels que Un Tramway nommé désir ou A l'est d'Eden. Baby Doll n'est certes pas un film complètement anonyme, mais l’absence de stars comme Marlon Brando ou James Dean au casting a certainement nui à sa popularité. Il est permis d'imaginer que si, comme le désirait Tennessee Williams, Marylin Monroe avait été choisie à la place de Caroll Baker pour incarner Baby Doll, le film aurait atteint le même statut que les deux mentionnés plus haut. Dans les faits, il vaut bien ces deux chefs-d'œuvre. Eli Wallach, Karl Malden et Carroll Baker n'ont pas à rougir de la comparaison avec Brando, Dean et Monroe. Tous trois sont sortis de l'Actors Studio fondé par Kazan en 1947 et suivant la méthode de Stanislavski. Tous trois y sont restés plus longtemps que Brando (Un an) et Dean (quelques jours!) et ont appris à voir ce qu'il y a derrière le texte, à comprendre les enjeux cachés d'une scène. Leur jeu volontairement emphatique dans le film frappe pourtant par l'impression de vérité qui s'en dégage.


Le film, admirablement mis en scène, provoqua un scandale lors de sa sortie en fin d'année 1956. Le cardinal Spellman notamment condamna fermement le film et interdit à tout chrétien d'aller le voir en salle « sous peine de péché ». Il alla jusqu'à le considérer comme « un défi méprisant lancé à la loi de la nature ». Des prêtres notaient le nom des paroissiens qui osaient néanmoins aller voir le film. Face à ce climat le film est retiré des écrans en 1957. Pourtant, comme le rappelle Kazan celui-ci ne montre jamais explicitement des scènes à caractère sexuel. Et c'est là tout le génie de la mise-en-scène de Kazan et de sa direction d'acteurs. Il nous suffit de penser à la scène de la balançoire pour s'en convaincre. Le cadre se resserre enfermant petit à petit Baby Doll mais surtout on nous laisse imaginer ce qu'il pourrait se passer plus bas, là où la caméra ne pose pas son regard. Le mouvement de la balançoire, le cadrage, les halètements prononcés de l'actrice principale, « tout ramène au sexe » (Elia Kazan). La frustration sexuelle d'Archie Lee (Karl Malden) qui attend de consommer son marriage avec cette femme-enfant sont bien au centre du film- Kazan refusa que la censure y touche - mais finalement assez peu évoquée dans les dialogues eux-mêmes. Enfin rien n'indique de façon absolument certaine que Baby Doll est vécue son premier orgasme avec Silva Vacarro (Eli Wallach), mais Kazan nous pousse pourtant à le penser, instillant ainsi un doute dans l'esprit du spectateur. Le film dérange aussi parce qu'il questionne notre propre désir. Que ressentons-nous pour Carroll Baker ? Cette attraction d'ordre sexuel est-elle normale ? Le statut de femme-enfant – sans doute raison pour laquelle Baker fut préférée à Monroe - nous met dans une position inconfortable, celle d'un voyeur à l'oeil libidineux mais qui ne sait s'il a vraiment le droit de désirer ce qu'il voit. En un sens nous sommes dans la même position qu'Archie Lee qui au début du film contemple à travers un trou ce qu'il n'a pas le droit de voir : Baby Doll dans un lit d'enfant mordillant sensuellement son pouce.


Aussi importante que soit la thématique sexuelle, le film parle avant tout du Sud profond des États-Unis rural et de son industrie du coton. Le tableau social qui nous est présenté transpire la vérité. Ce Deep South vieillissant que semble incarner Archie Lee va être remplaçé par un Sud plus jeune, un Sud composé d'étrangers qui croient au Rêve Américain et se donnent les moyens de l'atteindre Cette promesse d'un nouveau sud semble alors incarnée par Silva Vacarro.


Le film repose bien sûr en grande partie sur la complexité psychologique des personnages, complexité que l'on retrouve dans le texte de Tennesse Williams et qui est parfaitement rendue par les acteurs. Ce ne sont pas des personnages que nous devons détester ou haïr selon un schéma hollywoodien bien réglé, mais des personnages que nous pouvons détester ET haïr. Archie Lee est un homme bourru, alcoolique, jaloux qui semble presque pédophile mais c'est aussi un personnage pathétique, véritablement amoureux, désœuvré et trompé. Qui ne ressentira pas un élan de compassion incommensurable lorsque celui-ci pousse son cri déchirant de désespoir : « Baby Doll ! » ? Carroll Baker est prisonnière d'un mariage non voulu avec un homme laid qui était censé au moins lui assurer une vie confortable mais qui n'en a pas été capable. Mais c'est aussi une gamine capricieuse, torturant son mari et le trompant (ou bien?). Silva Vaccaro semble être un manipulateur et apparaît souvent comme un prédateur/séducteur. Mais n'est-il pas dans son bon droit en réclamant le remboursement auquel il a droit, mais que la justice hostile aux étrangers semble lui refuser ?
La complexité intérieure des personnages se retrouve à l'intérieur même des scènes où des sentiments contradictoires semblent animer les personnages. Qui séduit l'autre ? Vacarro est-il encouragé par Baby Doll dans sa séduction ? Que recherche vraiment Vacarro ? Est-il ému par cette femme enfant ou cherche-t-il uniquement à obtenir réparation en la séduisant ? Reviendra-t-il la chercher ou l'a-t-il déjà oubliée ? Et Baby Doll n'est-elle pas elle même confuse à la fin du film ? Ne regrette-elle pas son choix ?


Ainsi tout le film est criant de vérité. Il nous émoustille parfois, nous interroge souvent mais nous déchire toujours. Jamais une mise-en-scène n'aura aussi bien servi un texte ! Jamais des acteurs n'auront donné tant de vérité à leur personnages ! Qu'on se le dise : Baby Doll est un chef d’œuvre trop ignoré !

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le 21 déc. 2015

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