J'ai été profondément ému par le personnage de John Wayne, Ethan, et par le portrait que John Ford fait de cet éternel absent qu'il nous convainc pourtant de suivre avec lui. C'est un film qui parle de la beauté du lien et de la profonde violence de la solitude ; de la communauté, et de la cruauté de ce qui délimite la communauté : il y a ceux qui peuvent vivre en son sein, et ceux qui ne peuvent pas. Ethan est essentiel à la communauté, il la protège et la défend ; mais dès qu'il s'en approche, alors les catastrophes arrivent. Il y a ceux qui sont condamnés à rester, et qui finissent par mourir brûlés, décimés, kidnappés - et ceux qui ne cessent de courir, perdront tous leurs proches sur la route, sauveront ce qu'il reste à sauver pour repartir encore plus seul. Ford semble nous dire : le monde se divise en deux catégories, ceux qui restent et ceux qui partent ; sa mise en scène ne cessant de chercher les ponts et les liens permettant de révéler la coexistence de ces deux mondes, l'un mobile et l'autre immobile.
Il y a dans La prisonnière du désert un personnage qui fait ce lien, c'est Martin, le jeune métis qui aspire à la communauté (il appelle Debbie sa sœur alors qu'ils n'ont pas de liens du sang) et qui ne cesse pourtant de la fuir (ce qui désespère sa promise, Lucie, qui se fiancera par dépit avec un autre). La disparition de Debbie lui donne alors une occasion de solidifier son lien à la communauté tout en partant à l'aventure. Ethan et Lucie ne cesseront de l'empêcher, de l'arrêter, mais Martin refusera toujours de rester en place. Au contraire de Martin qui agit pour conforter sa place à l'intérieur de la communauté, Ethan est de ces héros condamnés à l'absence bienveillante, et que cette absence rend aussi bien protecteur que froid et négatif. La mise en scène de cette solitude confrontée à la communauté est accablante pour Ethan. Lorsqu'il s'arrête pour prendre un verre au Nouveau Mexique, par exemple, il recrache ce verre, ne le déguste même pas, et repart aussitôt. Ethan ne jouit pas de ces escales qui l'arrêtent en chemin mais ne lui permettent jamais de se fondre dans la communauté. Chaque campement indien, chaque maison, n'est jamais dans le film un point d'arrivée qui peut permettre la digression du récit, mais un point de passage éphémère vers un ailleurs incertain, et qui peut-être n'existe pas. Mais c'est cette solitude lancée à la poursuite d'un horizon abstrait qui est le vrai moteur de l'action, là ou Martin ne cesse de tomber, de trébucher, de se bagarrer dans le vide : si Ethan recrache immédiatement son verre avant de repartir, Martin lui s'assoie, déguste un repas, et c'est dans une hâte maladroite, la bouche pleine, qu'il doit repartir. Pourtant, Martin est ouvert : il voit bien avant Ethan que Debbie n'est pas complètement devenue Comanche, parce qu'il sait regarder en détail la communauté, il sait déceler le singulier dans le nombre ; alors que Ethan, lui, ne saisit la communauté que comme une masse informe et se condamne toujours à avancer, c'est à dire à considérer l'objet de sa quête, une fois qu'il lui échappe dans le nombre, comme définitivement perdu.
Dire aussi que j'ai été bouleversé par ce gros plan de Ethan qui regarde de ses yeux d'acier le campement des Comanches, et qui sifflote, avec ses mains, l'ordre de l'assaut. Un assaut en deux temps : c'est encore une fois Martin, seul, qui se lancera en premier et qui ira libérer Debbie, réservant à Ethan le seul scalp du chef indien, c'est à dire la part la plus sadique, ingrate et violente du geste héroïque final. Martin pourra ainsi rentrer à la maison, à Ethan de consolider sa légende solitaire et fuir encore et encore.
Si ces quelques secondes me bouleversent, c'est que je décèle déjà tout ce qui se jouera pour Ethan par la suite dans ce gros plan de son visage, qui est je crois le seul gros plan de lui du film, et peut-être même bien le seul gros plan du film tout court. Ford nous habitue à une telle distance qu'on ne peut que se poser des questions : pourquoi le cinéaste nous donne t-il, à ce moment là, un tel accès à son regard ? Peut-être parce que Ethan regarde plus loin que les autres, et que ce plus loin ne sera compréhensible par personne, si ce n'est par nous, spectateurs, durant quelques secondes. Je suis ainsi convaincu que le dernier plan du film, sublime, ne pourrait pleinement fonctionner sans ce gros plan. C'est cela, la mise en scène de Ford, il y a une telle distance que chaque rapprochement créé une émotion. Dans ce film là plus qu'aucun autre, la question de la distance focale dans la mise en scène est importante : ses variations permettent de jauger le rapport que les hommes entretiennent avec la communauté qui les accueille ou les repousse. Le dernier plan est déchirant, car il est un aveu du metteur en scène : c'est depuis l'intérieur de la maison, donc depuis la communauté, que Ford filme désormais cet homme que nous avons suivi pendant deux heures. Il y a la violence d'un film qui finit par délaisser son héros, mais la somme des signes que Ford a semé tout au long du récit pour nous donner accès à lui finissent par nous le rendre émouvant.
Héros complexe et magnifique, absent à la communauté, absent à lui même, Ethan disparaît du film. Lorsque la porte se referme, on ne sait toujours pas qui il est. Mais nous aurons au moins, nous spectateurs, eu accès à ses yeux. Voilà sans doute à quoi tient la différence entre un metteur en scène honnête et un un immense poète à la sensibilité inégalée. La devise de Ford, c'est la dignité pour tous (ou plutôt pour chacun) - même pour ceux qui ne seront plus là, même pour les ombres absentes qui nous protègent. Et cela, ça ne tient à rien - une caméra qui se rapproche un peu, une poignée de secondes, c'est à dire une foi absolu dans la mise en scène.
Les deux plans en question :
Le gros plan de Ethan
Le plan final