‹‹ La guerre de tous contre tous et de chacun contre chacun ››

Comme souvent dans le néoréalisme italien, nous avons affaire à une oeuvre très dure, très pessimiste, et très critique à l'égard du regard social, qui ne peut que garantir la continuation du monde hobbesien, souvent caricaturé par l'adage très célèbre issu du Léviathan : "La guerre de tous contre tous et de chacun contre chacun."


Ici, dans le film de Rossellini, tout le monde mène une petite guerre interne vis-à-vis de l'autre. L'homme a ce besoin perpétuel de dénigrer l'autre pour se rassurer, tout simplement parce que l'homme n'arrive pas à s'assumer... Et qu'il est d'autant plus dur de s'assumer quand le jugement social est si prégnant, notamment au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Et Paola incarne cette personne qui refuse de s'assumer, qui a peur de s'assumer, peur du regard social, du jugement social, mais aussi du jugement familial et de l'être aimé. Et la peur de s'assumer ne peut engendrer que névrose, voire psychose, ce qui va se passer ici, même si la vie n'est évidemment pas tendre avec cette pauvre femme.


Rossellini décrit particulièrement bien les rapports qu'entretien cette jeune femme prostituée avec les autres personnages, que ce soit avec l'homme qu'elle aime, Giovanni, ou avec sa famille, qui finalement sait tout, par la rumeur, et par l'intuition également. Paola craint tout d'abord le jugement de l'homme qu'elle aime ; elle s'accroche enfin à quelque chose, et elle a peur que cela lui échappe par le jugement. Ainsi, elle refoule sa condition de prostituée, et la névrose s'accentue. Si elle s'assumait, pourrait-il encore l'aimer, cependant ? Pourrait-il accepter ? C'est une incertitude, et il est tellement plus facile de botter en touche les incertitudes ; car ce sont elles qui inquiètent nos vies, notamment quand ces incertitudes sont concrètes (là où l'incertitude intellectuelle, religieuse, ou artistique peut au contraire être stimulante). Ainsi, Rossellini questionne la condition de prostituée : la prostitution, est-ce si immorale que cela ? La vie n’a pas été tendre avec Paola, mais elle a aussi décidé d’aller vers cette voie là, que l'on considère souvent à tort comme la voie de la facilité, car il y a une très grande difficulté dans la condition de prostituée : celle de l’assumer. S’assumer, en société, c’est le plus compliqué en général, surtout quand on sait que la société nous juge tout le temps, sans relâche, et avec une cruauté assassine parfois, cela me rappelle beaucoup Le Voleur de Bicyclette , où Antonio devient ce qu’il ne voulait pas être, mais où surtout il subit un jugement social terrible, destructeur, d’une violence extrême, un procès d'intention qui sert presque de défouloir finalement, un peu comme dans M le maudit , même si l'acte commis est évidemment condamnable... mais l'acte de la masse l'est également ! (thématique abordée aussi dans le magnifique film d'Arthur Penn, La Poursuite impitoyable )


Le personnage de Paola est très bien construit. C’est d’ailleurs d’une grande ingéniosité scénaristique qu’une femme prostituée ait tant de mal à exprimer son amour, et surtout ses propres désirs sexuels et amoureux. Car au-delà de sa condition, Paola n'assume pas non plus ses désirs, elle est en mal d'expression, comme beaucoup d'être dans des sociétés médisantes, ces sociétés que Georges Brassens dépeint si bien, notamment dans ‹‹ La Mauvaise réputation ››.


Rossellini est par ailleurs un cinéaste très féminin, dans le sens où les femmes sont souvent les personnages principaux de ses films (un peu comme Max Ophüls), et dans de nombreux film il expose la situation compliquée de la femme ; il est assez féministe finalement, il s'inscrit dans une revendication politique tout-à-fait honorable (contrairement à certains féministes contemporains :troll: ). Rossellini milite en quelque sorte pour l’émancipation féminine ; car le jugement social est encore plus cruel et violent, et ce même de nos jours, vis-à-vis de la femme. Une femme qui fantasme fait toujours l'objet d'une plus grande médisance qu'un homme qui fantasme. Si le discours de Rossellini a une portée assez universelle, sur le fait de s'assumer en société, ou sur le fait que justement la société nous empêche de nous assumer, son propos a aussi une portée féministe : pourquoi la femme est-elle encore plus sujette à cette médisance ? Rossellini s'indigne du jugement social en général, mais aussi du jugement très mesquin que l'on peut avoir de la femme, notamment quand elle ne répond pas aux codes sociaux.


C'est également un film sur la psychose, ou sur le passage de la névrose à la psychose, et cela est plutôt détaillé dans le second mouvement du film. La psychose peut engendrer le désir compulsif, et son origine est souvent la névrose et la frustration, on le voit bien avec le personnage de Naldo, personnage très pulsionnel, presque inquiétant dans le rapport qu’il entretient avec Paola. On pense à cette scène si réussie où il pénètre la chambre de Paola à l’improviste alors que celle-ci est nue ; c’est une scène avec beaucoup de tension, où la tentation du viol hante véritablement Naldo, et on ne sait pas vraiment s’il va passer à l’acte ou non. Paola devient véritablement la proie des désirs des hommes ruraux dans ce second mouvement, ce qu’elle incarnait déjà auparavant, de manière plus explicite, en ville, dans sa condition de prostituée. Mais en ville, la pulsion (du client) était purement sexuelle, et la prostitution est un tampon-social, permettant justement d’éliminer cette pulsion, dont Paola en tant qu'individu n’est pas vraiment la source. Ici, en campagne, elle est directement la source des pulsions sexuelles de Naldo et Riccardo.


Personne n’essaie de comprendre cette femme, qui est aussi névrosée, personne ne prend le temps de vraiment l’écouter, et dès qu'il y a une personne qui lui propose de l'écouter, à savoir Giovanni, c’est elle qui botte en touche, par honte, par dépit, par mépris d’elle-même. Au final, est-elle également coupable de sa situation ? On subit tous une condition, mais dans le fond, on aime aussi se complaire dans une situation qui ne nous est pas favorable, c’est une facilité (comme Silvana Mangano dans Théorème , qui se complait dans sa sexualité et sa condition bourgeoise par crainte d’affronter à nouveau l’objet divin). Rossellini insiste : il n’y a pas de coupable. Tout le monde l’est plus au moins…


Les scènes qui ne concernent pas directement Paola sont par contre moins réussies, il y a quelques baisses de régime malgré la faible durée du film. Je trouve globalement le second mouvement moins bien rythmé, parfois un peu vain, même s'il est nécessaire à l'oeuvre. Mais ça perd un peu en authenticité par moment. Cela n'en reste pas moins une oeuvre très cohérente. Le rapport entre les deux soeurs est plutôt intéressant pourtant, mais c’est plutôt la rivalité entre Riccardo et Naldo que je ne trouve pas très bien traitée, trop soulignée, trop explicite, et peu authentique. Je regrette aussi finalement que le film ne se soit pas un peu plus concentré sur la relation entre Paola et Giovanni, car le premier mouvement était véritablement séduisant, cet amour sincère mais qui s’est construit sur un mensonge important (celui de ne pas avoir révéler la prostitution), c'est fascinant.


Par ailleurs, il s'agit de l'un des films les moins néoréalistes de ce que j’ai pu voir du néoréalisme italien ; disons que le film aborde beaucoup le monde rural (ce qui n’est pas un défaut, au contraire), là où beaucoup de films néoréalistes s’intéressent au monde urbain, ou à l’anonymat dans le travail (comme La Terre tremble de Visconti, qui ne se passe pas en ville pourtant). Ici, il n’y pas ce caractère anonyme, où l’homme est écrasé par la société, au contraire, Rossellini construit des individualités bouleversées par le jugement social, mais pas écrasées. Par ailleurs, l’enfance et la jeunesse (alors que Paola est jeune) ne sont que peu traitées contrairement à la majorité des films néoréalistes. Disons que le film est assez moderne en soi, en individualisant autant ses personnages, comme pourra le faire dix ans plus tard Pietro Germi, dans Il Ferroviere , film dans la veine du néoréalisme mais qui individualise ses personnages, qui ne parle pas d’un groupe social, mais d’individus au sein d’un groupe social (nuance importante).


La toute fin, quant à elle, est vraiment réussie, saisissante, et triste ; la thématique du suicide revient souvent chez Rossellini, notamment dans Allemagne année zéro , qui met en scène, à la toute fin également, le suicide d’un gamin qui a grandi trop vite et qui n’a plus aucun espoir. Ici, c'est un peu pareil, Paola se suicide, de la même manière qui plus est, (en se jetant du haut d'un pont), car ses horizons d’avenir sont bloqués, elle ne voit aucun espoir, et ce manque d’espoir vient justement de toute la difficulté qu’elle avait de s’assumer. Si cette jeune femme s’était assumée, peut-être aurait-elle pu construire des relations plus saines avec les personnes qu’elle aimait…


Le message de Rossellini est clair ; le jugement social est terrible, et est capable de pousser l’homme (ou la femme ici) au suicide, à l'autodestruction. Mais il faut avoir le courage de s’assumer, si l’on veut essayer de construire notre avenir. Tâche terriblement difficile dans une société de masse, où tout le monde juge tout le monde, par le biais de l’instinct grégaire, le même instinct qui est dénoncé dans Au Hasard, Balthazar . Sauf que le génie de Bresson, c’est de faire d’un âne le personnage principal de ce réquisitoire.

Reymisteriod2
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le 8 déc. 2019

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