"I am big, it's the pictures that got small!"

Si vous avez eu la chance de voir le chef-d'oeuvre absolu de Billy Wilder, Sunset Boulevard, vous vous souvenez forcément de Norma Desmond se regarder et s'admirer dans un de ses anciens films. L'extrait qui passe à ce moment-là est la séquence de la prière dans le couvent de Queen Kelly d'Erich von Stroheim. Oui, en gros, c'est Norma Desmond, interprétée par une phénoménale Gloria Swanson, qui regarde jouer Gloria Swanson. Mais Sunset Boulevard laisse à penser qu'en fait c'est Norma Desmond qui incarne cette jeune pensionnaire et pas Gloria Swanson et que donc c'est Norma Desmond qui regarde réellement jouer Norma Desmond. Ô mise en abyme, quand tu nous tiens. Ce n'est pas la peine d'ajouter que le majordome dévoué (et plus, mais je vous laisse le découvrir par vous-même !) de Norma Desmond a la silhouette et le visage uniques d'Erich von Stroheim.


Tout ça pour vous introduire le dernier véritable éclat (signé !) de l'extravagant et du subversif Erich von Stroheim, Queen Kelly, mais, bordel, quel éclat de gros malade...


Le film est inachevé. Gloria Swanson et son amant d'alors, le puissant Joseph Kennedy (oui, le papa de vous-savez-qui !), en étaient les producteurs. Le quart de l'ensemble avait été tourné, lorsque qu'un tremblement de terre a eu lieu dans le milieu hollywoodien : The Jazz Singer, premier long-métrage entièrement parlant de l'Histoire, est sorti et a fait un tabac. Qu'importe que le film soit d'une qualité moyenne, cela voulait dire que le cinéma muet était mort (ou, du moins, avait commencé son agonie !) et que celui parlant était né (du moins, officiellement, mais je ne vais pas m’appesantir sur cela... !).


Ce n'était pas le caractère d'un cinéaste profondément perfectionniste, incontrôlable et extravagant, n'en ayant absolument rien à carrer des contraintes de budget, de temps, de production en général, qui a sonné le glas de ce film (même si ça a dû beaucoup aider quand même les deux producteurs à prendre leur décision !), mais l'apparition du parlant (d'ailleurs beaucoup d'autres films muets en préparation ou déjà en partie réalisés ont été aussi foutus au placard !) qui a mis définitivement fin au tournage du film tel que le voulait von Stroheim.


Si elle a joué ensuite quelques films parlants au début des années 1930, Swanson ne retrouvera plus sa gloire d'antan (enfin, pas avant que Billy Wilder en décide autrement, mais ça, c'est une autre histoire !). Erich von Stroheim n'aura plus la possibilité d'avoir le contrôle de tout un film ; après une brillante carrière de réalisateur et d'acteur, principalement sous sa direction, il se contentera uniquement d'une brillante carrière d'acteur chez les autres.


Je vais vous épargner les vicissitudes autour d'un retournage de parties du film par d'autres réalisateurs, d'une fin bien lisse tournée sous les soins de Swanson, d'une sortie en Europe dans les années 1930 pour me concentrer sur un montage de 1985 (celui que j'ai visionné bien sûr !) qui est la version la plus fidèle à ce qu'aurait voulu le cinéaste (au passage, la musique composée pour l'occasion par Ugo Derouard est y excellente !).


On a une succession de scènes qui prennent tout leur temps pour bien en développer le contenu et la psychologie des personnages, pour bien les laisser s'épanouir. Ce qui est étonnant pour un film d'à peine 101 minutes, ce qui l'est beaucoup moins quand on sait qu'il était destiné à durer cinq heures. Mais il y a rien d'incohérent dans le trop peu que l'on a. Parmi les nombreuses manies du Monsieur, il y avait celle de toujours tourner dans l'ordre chronologique, donc il ne manque rien pour la compréhension du spectateur.


Bref, on comprend parfaitement que dans un royaume imaginaire d’Europe, la Reine, sadique, cruelle et impitoyable, doit épouser le Prince Wolfram, un noceur et libertin notoire. Un jour, à la tête de son régiment, chevauchant sur les routes de campagne, il croise un groupe de jeunes nonnes en promenade. Il remarque immédiatement la belle Patricia Kelly qui, tout émoustillée, en perd sa culotte ! N’arrivant pas à se l’enlever de l’esprit, il profite de la nuit pour se rendre au couvent où se trouve Patricia et, simulant un incendie, il profite de la panique pour l’enlever. Il la conduit au Palais Royal et entreprend de la séduire. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre, mais la Reine les surprend… (source : dvdclassik.com, oui, ce résumé est tellement bon que je n'ai pas envie d'en changer un mot !)


Tout von Stroheim est là. Il s'éclate comme jamais. Dès l'introduction, pendant laquelle on voit la cruelle reine, la nudité seulement dissimulée par un drap, dans sa chambre bourrée de luxe et de points de décor insolites, chargée de détails qui montrent qu'elle n'est pas la dernière dans le domaine de la dépravation, c'est du grand réalisateur pur jus. Ce n'est qu'un avant-goût, car tout au long de l'ensemble, il ne passera jamais à côté du moindre accessoire, du moindre ornement, du moindre grain de caviar, de la moindre bulle de champagne (vous ne croyez tout de même pas qu'il faisait manger du caviar d'aubergine et boire du Champomy à ses acteurs !) pour donner un cadre luxueux jusqu'à l'overdose avec une atmosphère de putréfaction jusqu'au fétichisme.


Il n'y a que von Stroheim pour faire perdre à une jeune vierge sa culotte devant témoins, que lui pour la faire fouetter dans les escaliers d'un palais par la reine cruelle en mettant en avant le regard réjoui d'un garde royal, que lui pour la faire hériter d'un bordel sordide en Afrique, que lui pour la faire épouser un vieil infirme répugnant et libidineux (si vous connaissez un peu la filmographie du Monsieur, vous devez savoir que deux des choses qu'il kiffait le plus, c'étaient les infirmes et les vieillards répugnants libidineux, parfois les deux en un comme ici !). Erich von Stroheim est un de ceux qui a su le mieux s'adresser au pervers qui est en chacun de nous.


Et pas de romantisme alors ? Ben si ! Même étouffé par l'odeur de la pourriture, il est plus que jamais présent et toujours là où on ne l'attend pas ; ce qui ne fait que le rendre plus fort et plus vrai.


Le prince enlève la jeune fille de son couvent pour abuser d'elle. À sa grande surprise, en prenant le temps de faire connaissance avec elle, cette dernière n'ayant pas du tout l'intention de se comporter comme une victime de kidnapping, il s'aperçoit qu'il éprouve des sentiments sincères et réciproques. Ce qui fait que la scène où ils partagent un dîner, tout en discutant et en s'échangeant des plaisanteries, est très belle et touchante.


Tout aussi belle et touchante est la séquence qui s'annonçait pourtant bien dégueulasse, où la protagoniste épouse le vieillard infirme répugnant et libidineux au-dessus du lit de mort de sa tante. Et pourtant quand elle voit le visage de son amour se superposer à celui du prêtre présidant la cérémonie, pourfendant les frontières de la réalité, lui disant qu'il sera toujours là, c'est franchement sublime.


L'amour au milieu de la saleté la plus crasse, quoi de plus magnifique. Cette alliance improbable et pourtant bizarrement complémentaire a fait énormément dans les réussites époustouflantes que sont The Merry Widow et The Wedding March. Mais dans Queen Kelly, c'est vraiment porté à son paroxysme.


Après que s'achèvent les scènes filmées, on a des intertitres et quelques photos racontant la suite de l'intrigue et sa conclusion telles que les aurait voulues le metteur en scène. En gros, ce qui aurait dû constituer les trois heures et vingt minutes qui restaient à filmer. Cela promettait d'être sérieusement de la bombe et est, en conséquence, dans le top du top de mes frustrations cinéphiles avec la deuxième partie de The Wedding March, disparue dans les flammes, et le premier montage de 9 heures de Greed, détruit à jamais sous la supervision d'Irving Thalberg.


Mais le trop peu que l'on a de Queen Kelly, où von Stroheim est plus que jamais von Stroheim, est une véritable conclusion magistrale (signée !) à une carrière de réalisateur exceptionnelle.

Plume231
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le 25 janv. 2021

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