La Roue, c’est un récit de 4h30 d’une immense tragédie. Dès le départ nous savons que l’histoire qui va suivre sera sombre. Le film s’ouvre sur cette citation de Victor Hugo « Je sais que la création est une grande roue qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ». Puis le film nous montre des rails qui défilent à l’image d’une vie qui se déroule, puis les roues d’un train avec leurs lourdes mécaniques. Les roues nous apparaissent menaçantes, rien ne semble pouvoir les arrêter. Et enfin, nous voyons des trains rouler jusqu’à ce moment où l'un d'eux déraille. Sisif un mécanicien venu sur le lieu du drame repère une petite fille seule. Sa mère vient de mourir dans l’accident. Sisif, veuf, décide de la prendre chez lui pour donner une petite sœur à son unique fils. Les deux enfants grandissent ensemble croyant être frère et sœur, mais ont très visiblement des sentiments amoureux l’un pour l’autre. Tandis que de son côté, Sisif tombe également amoureux de Norma. Lui seul sait qu’elle n’est pas sa fille … Les relations deviennent compliquées entre eux, Sisif tentant de repousser ses sentiments envers Norma, et pris de jalousie quand il la voit jouer avec son fils ou quand il voit des hommes lui tourner autour. Rejetant violemment son amour pour Norma, il la rejette du même coup. Il fait sur ses trains un transfert affectif et leur donne successivement le nom de Norma, les choyant, les caressant, écoutant leur moindre bruit. Cet homme devenu violent, fuyant son tourment dans l’alcool parle avec tendresse à son train et l’écoute lui parler. Sa capacité d’aimer est là, intacte, mais entravée.
Lorsqu’il confie pour la première fois cette histoire à un homme qui ne méritait pas cette confiance, ce qu’il exprime est poignant :
« J’ai peur quand je suis devant elle et que mon visage n’est pas noirci par la fumée. Sous mon masque de suie, elle ne peut voir ma souffrance ».
De cette histoire personne ne ressortira indemne.
Abel Gance a parsemé son film de nombreuses images symboliques ou poétiques venant renforcer le drame et les émotions. Telle cette image de Sisif ayant tout perdu et portant sur son dos une grande croix qu’il vient de fabriquer. Son ombre portée sur le mur le montre comme un autre Christ accomplissant son chemin de croix. Ou encore Norma apparaissant dans l'embrasure de la porte sous la neige, gelée, tragique, brisée ; et surtout cette superbe image finale de l’image d’un train roulant en surimpression sur les nuages, image de la mort qui vient de frapper.
Si tous les personnages sont tragiques, celui de Norma l’est particulièrement : elle est doublement victime : d’abord parce que son identité lui est cachée, elle ne connaît pas sa véritable origine. Et ensuite parce qu'elle est rejetée pour une raison dont elle ignore tout. Mais bien sûr Sisif l’est aussi. Il n’est pas maître de son cœur, c’est un homme torturé au point d'en perdre la tête et de tenter de commettre l’irréparable.
Si le film est sombre, il se termine sur une lueur d’espoir. Aux roues du train, image du destin inexorable ouvrant le film, répond en finale la roue de la danse des jeunes garçons et des jeunes filles lors d’une fête rituelle. Norma est invitée à les rejoindre dans la ronde. On se prend à espérer que la roue de la fatalité laisse place pour elle à la ronde de la vie avec les autres.
Ce film sera particulièrement apprécié des amoureux du train qui est ici l’une des vedettes du film. Montré sous toutes les coutures. Abel Gance offre des cadrages originaux qui le mettent en valeur. Le tournage ne s’est pas fait en studio, mais bien au milieu des rails de la gare Saint-Roch à Nice.
La Roue est un chef-d’œuvre de son époque. Il témoigne d’une véritable recherche esthétique et technique d’Abel Gance. Il a inspiré par la suite l’avant-garde du cinéma muet. Il a également inspiré de grands réalisateurs comme Kurosawa ou Eisenstein. Jean Epstein considère pour sa part que « La Roue est le plus beau film du monde ».